PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 87
exemple, travaillait au département d’agriculture, et ses
collègues, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans,
venaient tous nous rendre visite en fin de semaine.
Pourquoi transformer une école, lieu voué par excel-
lence à l’ouverture des esprits, en outil de division ? En
tout cas, l’école Kadoorie pratiqua le même cloisonne-
ment sur ses élèves en 1933 que celui que nous subi-
rions plus tard, en 1948.
Pendant que je rentrais au village de Jibiya, en tra-
versant les forêts et les oliveraies, je vis défiler comme
dans un film toutes les écoles qui m’avaient accueilli
depuis que j’étais petit. Elles étaient toutes publiques,
mon père n’ayant pas les moyens de payer d’études
privées à ses six enfants. Avoir accès à l’enseignement
avait toujours été une rude tâche : je devais marcher
de longues heures à travers champs avant d’entrer dans
une salle de classe. Mais le résultat en valait la peine :
j’avais toujours été un élève exemplaire, le premier ou
le deuxième de la classe. Cela avait commencé en 1929
quand, à six ans, je devais traverser une vallée pour aller
de Jibiya à Kubar pour rejoindre l’unique lieu d’appren-
tissage des environs : un professeur y donnait des cours
à vingt-cinq gamins sous un grand olivier. Les élèves
évoluaient autour de l’arbre au fil de la journée pour
éviter d’avoir le soleil dans les yeux.
Au bout de six mois, l’école a dû fermer, et j’ai
naturellement repris le travail des champs avec mon
père tout en apprenant à chasser le lapin sauvage et les
gazelles… À Jibiya, j’étais le seul des 62 habitants à
savoir lire, écrire et compter un tant soit peu. Mais je
n’en étais pas plus fier pour autant. Petit garçon, j’aimais
beaucoup la vie au village. Mon jeu préféré consistait
à observer les femmes qui cuisinaient le musakhan, ce
plat à base de pain, d’huile d’olive et d’oignons qui les
faisaient pleurer, et d’un poulet aux senteurs d’épices,
l’ensemble baignant dans l’huile d’olive. Je les suivais
volontiers à l’intérieur des maisons quand elles prépa-
raient un mariage. La cérémonie du henné, la veille de
l’union était l’un de mes moments préférés, et je regar-
dais, émerveillé, le soin avec lequel elles dessinaient
des motifs raffinés sur leurs mains. Le lendemain, la
mariée paradait du haut de son chameau, entourée par
les danses et les chants de tous les gamins du village.
Voyant que j’avais quitté la classe, un ami de la famille
haut placé m’inscrivit en 1935 à Bir Zeit, dans une école
primaire publique, à cinq kilomètres à travers les col-
lines. En 1937, j’ai été admis à l’école d’al-Bireh dans le
district de Ramallah. Je restais dormir là-bas chez des
amis, les voitures s’étant particulièrement raréfiées du
fait de la grève générale contre la déclaration Balfour et
le plan de partage qu’elle prévoyait. Cette grève, qui fut
largement suivie partout en Palestine, devint la « Grande
Révolte arabe », de 1936 à 1939.
D’ailleurs, les Anglais venaient d’arrêter deux
de mes amis, sous le faux prétexte qu’ils étaient des
thuwar, des révoltés de cette époque. Les soldats bri-
tanniques avaient fait irruption chez eux pendant leur
sommeil et les avaient conduits dans une maison à
Ramallah, une véritable prison connue sous le nom
de « puits », parce que les portes et les fenêtres avaient
été murées et que le prisonnier y était introduit par un
trou ménagé dans le toit. Et lorsque les proches des pri-
sonniers s’étaient plaints au gouverneur britannique,
ils s’étaient entendu répondre : « Ils n’ont pas respecté
le couvre-feu ! » C’était ridicule : ils avaient été arrêtés
dans leur maison !
Deux années après la fin de la Grande Révolte, en
1941, j’ai été reçu au lycée al-Rashidiye de Jérusalem,
internat réservé aux garçons 2 . C’est là que Kadoorie
School m’a recruté.
Diplômé en agronomie, j’optai pour l’éducation,
désireux de transmettre mon savoir et d’aider à dévelop-
per l’agriculture palestinienne. Comme tous les jeunes
de ma génération, j’étais au courant du plan d’acqui-
sition mis en place par le mouvement sioniste avec le
Fonds national juif (FNJ) 3 . Nous étions les témoins de
nombreuses actions visant la prise de contrôle des terres
avant 1948, mais nous n’étions pas conscients de leur
aspect organisé. Ce n’est que bien plus tard, en lisant le
livre de l’historien israélien Ilan Pappé, que je compris
la place centrale de la question agraire dans la stratégie
sioniste, celle-là même qui fut à l’origine des premières
violences. En dépossédant un paysan palestinien de sa
terre, on lui ôtait son statut social, et une partie essen-
tielle de son identité. Ilan Pappé écrivait aussi que rien
n’avait été laissé au hasard, que tout avait été planifié :
le FNJ 4 s’était même attaché à partir des années 1930,
et de manière systématique dans les années 1940, à
établir des cartes et des fiches sur chaque village pales-
tinien. Des fiches contenant des détails, autant sur la
situation topographique que sur les voies d’accès, les
ressources, les appartenances religieuses, les relations
avec les villages voisins, l’âge des hommes, des don-
nées sur les notables locaux… Toutes ces informations
cruciales devaient servir en 1948 aux groupes paramili-
taires sionistes pour organiser des raids ciblant certains
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