PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 83

La terre nourricière ‘Abd al-Rahman al-Najjab En sortant de l’école d’agriculture Kadoorie de Tulkarem à vingt-deux ans, au début de l’été 1945, mon diplôme d’agronome en poche, je pensais sur- tout à mon père, un homme profondément attaché à ses terres, qui s’était sacrifi é pour me pousser à pour- suivre mes études et faire de moi un expert. Je savais que le diplôme que j’avais décroché allait rendre mon père heureux. Et il y avait de quoi : sortir de Kadoorie, c’était s’assurer un avenir en or à l’époque, en raison de la prospérité du monde rural 1 . D’autant que la réputa- tion de l’école n’avait cessé de grandir depuis sa création en 1930 : imposante, la bâtisse en pierre blanche avait été construite sur un terrain de 600 dunums (60  ha) off ert par la communauté de Tulkarem, et fi nancée par un philanthrope juif irakien, Sir Ellis Kadoorie, un homme qui vivait à Hong Kong et qui était atta- ché à promouvoir l’enseignement en Palestine. C’était, Abd al-Rahman N Beyrouth LIBAN Damas Bir Zeit Tibériade ÉGYPTE LE Tel-Aviv Jaffa al-Bireh Ramallah Jérusalem Gaza SYRIE Nazareth Naplouse Pont Allenby Amman Tulkarem Jibiya Qibya Haïfa C’est un trou de verdure au milieu des maisons sable clair de la capitale jordanienne. Un petit paradis où coha- bitent bougainvilliers rouges, orange et blancs, arbousiers et kumquats, citronniers et orangers, pistachiers et oliviers. Assis au milieu des couleurs, profi tant de la brise du soir, ‘Abd al-Rahman al-Najjab contemple son jardin, sa forte main appuyée sur une canne. Il aime voir se mélanger les touches sucrées et les goûts salés. Il sait que la terre est géné- reuse lorsqu’on la respecte. Il l’a appris au début des années 1940, en étudiant l’agronomie et, depuis, il est convaincu que les techniques et les outils peuvent améliorer la qualité de la terre et aider ceux qu’elle nourrit à mieux vivre. C’est pourquoi, toute sa vie, ‘Abd al-Rahman s’est eff orcé de transmettre son savoir en la matière. Favoriser la pro- duction locale, dit-il, c’est répondre aux besoins de base de la majorité des Palestiniens. C’ était vrai en 1940, c’est toujours vrai aujourd’ hui. Produire à l’ échelle locale peut rendre autonome chaque bourg, chaque village, et lui éviter d’ importer, notamment des produits israéliens. ‘Abd al-Rahman a compris depuis longtemps que le fait d’enseigner ce qu’ il savait était en soi un acte de résistance. Hébron JORDANIE ISRAËL al-Jafer PROCHE-ORIENT EN 1949 100 km disait-on, un fervent partisan de l’apprentissage tech- nique, qui avait remis son argent aux Britanniques afi n qu’ils se chargent des travaux. Et ceux-ci avaient décidé d’investir la moitié des fonds pour la construction d’une école à Tulkarem, tenue essentiellement par des Anglais pour les étudiants arabes ; et ils avaient remis l’autre moitié à la communauté juive, qui avait créé une deuxième école, près du lac de Tibériade au pied du mont Th abor, réservée aux étudiants juifs. De sorte que Yitzhak Rabin et moi sommes sortis de Kadoorie avec le même diplôme, sans avoir fréquenté les mêmes classes. Au lieu de rassembler Arabes et Juifs, ce qui aurait été une bonne idée, Kadoorie a divisé. J’avais pu bénéfi cier de ce que Sir Ellis avait contri- bué à créer et je lui en étais très reconnaissant. Mais la ségrégation mise en place par les Anglais me parut malsaine. Pourquoi vouloir construire deux écoles pour séparer les étudiants selon qu’ils étaient arabes ou juifs, alors que les Palestiniens s’attachaient à mainte- nir jusque-là une certaine coexistence ? Mon père, par ‘Abd al-Rahman MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 81 81 20/02/2019 13:37