PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 78
L’angoisse m’envahit. Et si… et s’ils étaient morts ?
C’était comme si tous les malheurs du monde me tom-
baient sur la tête, je respirais difficilement tant ma poi-
trine était devenue lourde. Me voyant dans cet état,
mon cousin Ismail, le fils de l’oncle mokhtar qui m’a
retrouvée à Amman, m’a aidée à rechercher mes gar-
çons. Je n’avais plus beaucoup d’illusions, mais nous
avons marché partout dans la capitale jordanienne,
les décrivant et posant des questions, jusqu’à ce qu’un
soir nous trouvions un jeune garçon, qui les avait vus,
il avait même partagé le même véhicule qui les avait
transportés depuis Jéricho ; il nous guida jusqu’à eux.
Devant le parc à la sortie du camp de Jéricho, Ziyad
et Mohammad avaient attendu longtemps. Ils étaient
restés là, debout, malgré la bombe qui était tombée
à quelques centaines de mètres, là où la route s’était
mise à cracher du feu. Par chance, un voisin était
passé par là en bicyclette à la recherche de ses propres
enfants. Il avait aidé Ziyad et Mohammad à traverser
la zone en flammes pour les laisser avec une parente,
Amnah. L’homme au vélo m’a raconté plus tard avoir
eu beaucoup de mal à lâcher la petite main de Ziyad
tant celui-ci s’était cramponné à la sienne. Amnah
était partie en prenant sous son aile les deux gamins.
Le destin les mit sur le chemin d’une voiture bourrée
d’enfants, entassés les uns sur les autres. Le chauffeur
avait éteint les lumières et roulé dans une obscurité
totale, par cette nuit sans lune, pendant que les petits
sanglotaient à l’arrière.
Mohammad qui devait être le plus petit du groupe,
avait eu très chaud, ses lèvres étaient devenues viola-
cées comme de la pierre noire. Heureusement, Amnah,
se rendant compte de son état de déshydratation alar-
mante, lui trouva un bol d’eau, il aurait pu mourir.
Le lendemain matin, la voiture les avait tous déposés
dans le centre d’Amman, et Amnah s’était mise à me
chercher. Quand je les ai retrouvés, quand je les ai vus
courir vers moi, je n’en croyais pas mes yeux : Dieu
est grand ! Mohammad, en sanglots, ne parlait pas dis-
tinctement, mais entre deux hoquets, il balbutia :
– La faute de Ziyad !… m’a perdu !
Des années plus tard, je me réveillais encore la nuit
en criant : où sont mes garçons ? Perdre ses enfants : je
ne souhaite pas cela à mon pire ennemi !
La moitié de la Palestine était à Amman. Et il n’y
avait pas suffisamment de maisons à louer, les gens
dormaient dans la rue. J’ai retrouvé mon mari et nous
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sommes allés au nord de la capitale, à Zarqa, où se
trouvait un important camp de réfugiés palestiniens.
On nous a donné la nationalité jordanienne 24 , ce qui
nous a permis d’acheter un petit terrain à Ruseifeh 25
où nous avons construit une maison en dur. Mes deux
garçons ont fini leur scolarité en Jordanie, et puis j’ai
eu dix d’enfants, cinq filles et cinq garçons.
Mohammad est devenu un artiste, il fait des films.
Ziyad est parti étudier en URSS. Il avait fini ses études
de langues et avait commencé la faculté d’ingénierie
civile à Minsk en Biélorussie, quand Yasser Arafat a
appelé tous les étudiants palestiniens présents dans les
pays socialistes à le rejoindre au Liban. C’était pen-
dant l’été 1981 26 , et l’OLP affrontait à la fois Israël, les
phalangistes et la Syrie, qui lui étaient tous hostiles.
Ziyad n’a pas hésité une seconde, il y est allé au nom du
peuple palestinien. C’était important pour lui de faire
partie de ceux qui se levaient quand on prononçait
le mot Palestine. C’était même essentiel. Seulement,
pendant les mois qui ont suivi nous n’avons plus eu de
nouvelles, les communications étaient totalement cou-
pées. Les médias parlaient de morts mais ne donnaient
pas de noms. Nous avons mis un drapeau noir devant
notre maison à Ruseifeh, en signe de deuil. En 1982,
quand une lettre est arrivée nous assurant qu’il était en
vie, nous n’y avons pas cru… pour s’assurer que c’était
vrai, mon mari est parti en direction du Sud-Liban.
Arrivé à la plaine de la Bekaa 27 , il a posé des questions.
Dans tout le Moyen-Orient, le bouche à oreille fonc-
tionne parfaitement, c’est comme cela qu’il a réussi à
retrouver son fils, avant de rentrer seul, en Jordanie.
Peu de temps après, au cours de l’été 1982 qui a vu
Beyrouth assiégée par les forces armées israéliennes, la
direction de l’OLP a dû quitter le Liban 28 . Mais avant
de partir pour la Tunisie, Yasser Arafat a renvoyé les
jeunes combattants chez eux. Ziyad est donc retourné
en URSS, mais il ne m’avait pas prévenue. Ce qui fait
que lorsque j’ai entendu parler du massacre de Sabra et
Chatila, j’ai encore une fois cru qu’il était mort, et mon
cœur a presque cessé de battre.
Lorsque mes yeux voyaient encore clair, je me réu-
nissais souvent avec d’autres femmes de Ruseifeh pour
des après-midi de couture : nous brodions les robes au
point de croix traditionnel. Tout en travaillant, nous
chantions et parlions aux plus jeunes de ce qu’était la
vie au village en Palestine. La cueillette des olives, la
mélasse de raisins, les coutumes de mariage. La plu-
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