PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 77
tard, l’État existait et, ces mêmes gangs faisaient partie
intégrante des forces armées israéliennes, directement
sous ses ordres. Il ne pouvait plus rejeter la faute sur des
éléments dits « incontrôlables » ou « extérieurs » 22 .
À Jéricho, le climat était tempéré. Chacun s’était
construit sa tente avec ce qu’il avait apporté avec lui, et
nous y avons passé l’hiver, convaincus que c’était pro-
visoire, qu’au printemps nous pourrions rentrer chez
nous. En mars, des étrangers qui travaillaient pour la
Croix-Rouge 23 sont venus nous voir pour nous propo-
ser des « solutions internationales » : ils nous ont donné
le choix, si l’on peut dire, soit nous restions à Jéricho,
soit nous « déménagions » dans l’un des camps près de
Jérusalem. Mon père a demandé à aller à Arub, un
camp entre Hébron et Bethlehem. Le lieu de vie était
minuscule mais en dur. Il a construit une pièce sup-
plémentaire. Il y avait un terrain vide, juste à côté de
notre emplacement, et ma mère avait voulu planter des
graines pour faire pousser des légumes, des arbres frui-
tiers, des oliviers, améliorer notre alimentation. Mais
mon père furieux arrachait toutes les pousses :
– Qu’est-ce que tu fais ? s’égosillait-il. Si tu plantes
ici, tu vas t’enraciner. Nous ne devons pas oublier que
nous devons retourner chez nous !
Il voulait rentrer, coûte que coûte. Pourtant, il est
mort à Arub en 1957, neuf années après le massacre de
Dawaimeh.
Moi je ne suis pas restée longtemps à Arub. J’ai été
mariée très jeune, à douze ans, et je suis retournée à
Jéricho où s’était réfugiée la famille de mon mari, She-
hadeh Mohammad Hudeib. C’était un cousin lointain,
il avait vingt ans le jour de la noce et travaillait dans
les carrières, cassant des pierres pour des entreprises de
construction. Sa mère m’avait repérée lorsque j’étais
petite, elle m’avait trouvée jolie et m’avait voulue pour
son fils. Personne ne m’a demandé mon avis, et cela m’a
mise dans une colère noire, à laquelle je n’ai jamais pu
donner libre cours. Mais j’ai eu ma revanche quand j’ai
pris de l’âge : les hommes me craignaient ! Aucun d’eux
ne me marchait sur les pieds !
Beaucoup d’enfants seuls traînaient dans le camp
de Jéricho, parmi eux Saïf et Ibrahim. Leur mère avait
été abattue dans la grotte près de Dawaimeh, leur père
était mort avant, les gamins sont restés seuls et les
gens les ont pris en charge, collectivement. Ils étaient
robustes comme des oliviers, marchaient sans chaus-
sures, même en hiver. Ma sœur leur fabriquait des vête-
ments, nous leur donnions à manger. Tous deux ont
étudié grâce à l’Unrwa, ont réussi à avoir des bourses
pour aller à l’étranger, l’un est devenu médecin, l’autre
ingénieur. Tous les orphelins n’ont pas eu leur force ni
leur chance…
En 1967, lors de la guerre des Six-Jours, j’étais dans
le camp et mon mari à Aqaba, pour le travail. Le res-
ponsable de notre secteur a demandé à l’Unrwa de
mettre les femmes et les enfants à l’abri de l’autre côté
du Jourdain, mais le véhicule n’arrivait pas et les avions
israéliens commençaient à nous survoler. Les gens cou-
raient partout cherchant leurs êtres chers. Moi, je ne
trouvais pas mes deux fils, Ziyad, neuf ans et Moham-
mad, 2 ans. J’avais ma fille de 50 jours dans les bras,
je devenais hystérique. Soudain, dans la foule, je les ai
vus tous les deux avec ma voisine. De loin, elle m’a fait
signe, j’ai compris qu’ils restaient avec elle, ça m’a rassu-
rée, parce que je ne pouvais pas courir très vite. Devant
le commissariat, près de l’entrée du camp de réfugiés,
des policiers jordaniens nous ont conseillé de prendre
les chemins de terre et non la route goudronnée qui
venait d’être bombardée. J’ai suivi le mouvement : de
toute façon, je n’avais pas le choix, la foule ressemblait à
une mer en mouvement, les gens se bousculaient, brail-
laient, paniquaient. Une Land Rover a surgi de nulle
part, l’espace arrière rempli de feuilles de bananiers
cachant à moitié un soldat jordanien ; il nous a lancé :
– Venez, venez ! On va vous sauver !
Et la foule s’est engouffrée dans le pick-up. Moi,
j’étais sur le point de monter lorsque j’ai vu ma voisine.
Elle était seule, sans mes garçons ! J’ai rugi :
– Ziyad, Mohammad ? !
Elle a mis ses mains autour de la bouche et a articulé :
– Le parc, le… parc… en le montrant du doigt.
J’ai cru mourir. Le soldat jordanien a eu pitié : il
a fait descendre tout le monde de son véhicule et il
a foncé en direction du parc pour aller chercher mes
petits. Mais il est revenu bredouille, sans eux, une
explosion avait éventré la route. La foule m’a happée,
les bombardements s’intensifiaient. J’étais comme un
zombie, incapable de savoir où j’allais, portée par le
mouvement, sans mes deux petits. On m’a fait monter
dans un véhicule rempli de munitions. Je criais :
– Deux garçons, vous avez vu deux garçons ?
Mais je n’étais pas la seule. Beaucoup de parents cher-
chaient leurs enfants. Beaucoup d’enfants cherchaient
leurs parents. Tous s’égosillaient. Et nous savions, nous
qui étions réfugiés depuis 1948, ce que cela voulait dire,
pour l’avoir vécu dix-neuf ans plus tôt…
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