PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 74
avancent comme une vague sombre, ouvrent les mai-
sons les unes après les autres, déchargent leurs armes
à l’aveugle. C’est ainsi qu’ils procèdent habituelle-
ment lorsqu’ils veulent vider totalement un village de
ses occupants 5 . Ils savent que les survivants prennent
la fuite quand le carnage approche. La preuve, beau-
coup de familles courent se réfugier dans les grottes
qu’offrent les collines environnantes.
Les soldats se renseignent pour savoir où habite le
mokhtar et s’y précipitent pour faire exploser sa mai-
son 6 et celles d’à-côté où vit toute sa famille élargie.
De toute façon, à leurs yeux nous ne valons rien, nous
ne sommes pas des êtres humains, nous n’existons pas.
On dirait que leur cerveau a été lavé pour qu’ils soient
convaincus que, quoi qu’ils nous fassent, ça n’a pas
d’importance.
Une demi-heure après avoir pénétré dans le village,
deux tanks s’arrêtent devant la mosquée Darawish, où
soixante-quinze personnes âgées se recueillent, la plu-
part sont des hommes. Parmi eux mon grand-père Mah-
moud Ahmed al-Hudeib, 90 ans. Les anciens n’ont pas
le temps de s’enfuir, ils n’y pensent d’ailleurs même pas,
persuadés que, vu leur âge avancé, les Israéliens ne leur
feront aucun mal. L’idée qu’un être humain, même un
soldat, tire sur des personnes âgées tournées vers Dieu est
impensable ! Tous seront exécutés sur le champ.
Juste à côté de Dawaimeh, les Israéliens ont
trouvé trente-cinq familles cachées dans la grotte Iraq
el-Zagh 7 . Les villageois s’étaient réfugiés dans cette
cavité spacieuse croyant que ce serait une cachette sûre,
le temps que les forces armées quittent la région. Les
soldats les découvrent facilement. La plupart sont ori-
ginaires de Dawaimeh mais il y a aussi de habitants de
Qubayba 8 , de Beit Jibrin 9 et d’autres localités. Comme
notre famille, ils ont fui devant l’avancée des chars,
mais un peu plus tard, trop tard. Parmi eux, un cousin
de mon père, sa femme et leurs quatre enfants.
D’abord ce sont les hommes qui sont sortis de la
cachette. Quelques-uns avaient emporté leurs vieux
fusils, mais la plupart n’étaient pas armés. Ils ont atta-
ché leur keffieh 10 au bout d’un bâton en bois et l’ont agité
en signe de reddition. Puis ce fut le tour des femmes et
des enfants. Les soldats leur ont intimé l’ordre de se
mettre en rang puis d’avancer. Au premier pas les tirs
ont commencé, en rafales, leur crépitement a couvert
les cris. Quand ça s’est arrêté, tout le monde gisait à
terre. La femme de mon cousin et sa petite fille qu’elle
tenait dans les bras, sont tombées elles aussi, mais par
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miracle elles ont échappé aux balles. Le reste de la
famille a été décimé. Toutes deux sont restées allongées
parmi les morts. Comme quelques autres rescapés, elles
ont attendu que les soldats israéliens partent et que la
nuit les recouvre, pour courir en direction d’une autre
grotte, plus loin, où elles ont trouvé mon oncle le mokh-
tar. Elles lui ont tout raconté. Il paraît que les soldats
avaient choisi trois filles dans la grotte, trois très belles
filles. L’une d’elles avait un bébé dans un bras et tenait
sa mère de l’autre, ils ont tué la mère et le bébé et ils ont
pris la fille. Ils l’ont placée à l’écart avec les deux autres,
Dieu sait pourquoi. Elles hurlaient tellement que les
soldats, énervés, ont fini par les abattre également.
Mon oncle a entendu, tous les hommes ont entendu
ce récit. La nuit venue, ils se sont rendus sur place, ont
vu les corps dans le village, dans la mosquée, dans la
grotte, ont enterré les cadavres 11 . Certains ont essayé
de retourner dans leurs maisons pour chercher de quoi
manger et des couvertures, mais les soldats israéliens
étaient sur le qui-vive, ils les ont visés, beaucoup ont
été blessés ou sont morts. Désormais, les soldats israé-
liens étaient les maîtres de tout le secteur Ajur-Beit
Jibrin-Dawaimeh à l’ouest de Hébron 12 .
Lorsqu’il comprit qu’il n’y avait pas de retour pos-
sible, mon oncle, en bon mokhtar, se fixa deux objectifs :
d’abord, rendre hommage aux martyrs 13 puis s’occu-
per des vivants. Sur les 6 000 habitants que comptait
le village de Dawaimeh, 455 avaient été massacrés 14 .
Il n’arrivait pas à savoir combien de personnes des vil-
lages environnants avaient été abattues. Depuis le mois
de mai, beaucoup de Palestiniens de l’Ouest et de la
côte avaient trouvé refuge chez nous. Peut-être près de
4 000 personnes au total. D’ailleurs, à la maison, nous
abritions une famille qui comptait un couple et une
petite fille, ils étaient arrivés avec leur âne et quelques
affaires rassemblées dans un minuscule baluchon. Ils
avaient tout perdu le jour où les sionistes avaient pris
leur village. Nous leur donnions du pain chaud et des
figues, ils prenaient l’eau au puits. Leurs visages étaient
marqués. Je ne les ai jamais revus après le 29 octobre.
Il fallut trouver un lieu sûr pour les survivants du
massacre, un toit pour l’hiver, des vêtements chauds,
de quoi manger. Nous avons pris la direction de Jéri-
cho 15 dans la vallée du Jourdain en Cisjordanie, où la
Croix-Rouge était en train de monter plusieurs camps
pour nous, les réfugiés palestiniens.
Sur la route, notre groupe a retrouvé d’autres mil-
liers de personnes cherchant un refuge. Il faisait froid,
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