PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 66

place, à l’école, à la mosquée, à l’église ou chez l’ha- bitant. Il était déchirant d’assister impuissants à leur désarroi, en sachant que nous serions les prochains à être touchés. Car peu de temps après, ce fut au tour de Saint-Jean d’Acre d’être attaquée par l’organisation armée sioniste Etzel 10 . Un dimanche, une bombe étant tombée sur la prison juste en face de l’école où j’en- seignais, les prisonniers s’évadèrent. L’anarchie régnait. Je saisis la première occasion de rentrer à Nazareth, où la panique était totale. Les habitants d’Eilaboun, de Safuriya, de Ma’aloul, de Beisan, des villages de Gali- lée attaqués ou détruits venaient trouver refuge à Naza- reth, où la population doubla en un rien de temps. Puis, vint le moment où les Nazaréens songèrent à fuir à leur tour. Mais pour aller où ? Le maire de la ville, Youssef Fahoum, appela ses concitoyens à rester sans parvenir à les convaincre tous. Mon père avait tranché depuis long- temps. La famille entière resterait. Pas question de quitter notre maison et notre terre. Aujourd’hui, je me dis que pour mes parents ce ne fut pas une décision facile. Ma mère pleurait, elle avait entendu parler de viols perpétrés par les sionistes, elle s’angoissait pour ses dix filles. La seule à partir fut ma petite sœur Geneviève, mariée à un Jordanien et enceinte. Elle dut marcher jusqu’au Liban, puis une voiture l’emmena en Jordanie. Mes parents ne purent la voir qu’après 1967 et moi, je ne l’ai retrouvée que quarante-six ans plus tard, en 1994. En mai-juin 1948, il n’y avait plus de travail, et la radio donnait des nouvelles variables. Un jour, les sio- nistes d’Etzel cédaient Tibériade en Galilée, quelque temps après ils la regagnaient et contrôlaient Safad ; le lendemain Safad était vidée, et les habitants de Tibé- riade se réfugiaient à Nazareth. Et puis, il y eut le 16  juillet. Des hommes arri- vèrent, en masse. Ils déferlaient de derrière les bos- quets, ils étaient partout à la fois. Habillés comme nous, c’étaient donc forcément des Arabes ! Il devait sûrement s’agir d’hommes de l’armée arabe de libéra- tion, Jaish al Inqath qui étaient là pour nous défendre ! Quelques Nazaréens commençaient à applaudir… Mais ils ont vite cessé : passé le mirador de la police, les présumés libérateurs se sont mis à tirer – c’étaient des sionistes habillés en Palestiniens ! Mon oncle, qui travaillait dans les champs près de chez nous, tenta de se cacher ; il était en train d’escalader une échelle qui permettait de passer directement d’un terrain en ter- rasse à l’autre quand il fut arrêté net par une balle. Il tomba en poussant un cri. Il était mort avant même 64 que nous arrivions. Il nous fallait d’urgence, choqués comme nous l’étions, trouver le moyen de l’enterrer. Nous n’avions pas de téléphone à cette époque-là : j’ai dévalé la colline en direction de la route pour préve- nir le reste de la famille, avançant entre les cactus en me cachant, mais, en face, ils m’avaient repérée et me visaient. Je ne sais pas comment je suis finalement arri- vée, toute tremblante. Mon oncle a été mis en terre à minuit, dans le noir. Nazareth s’est rendue pour éviter le bain de sang, moyennant quoi la ville n’a pas été vidée de ses habi- tants 11 . Le camp militaire d’al-Maskubieh servit de quartier général à l’état-major israélien, qui décréta la loi martiale (un état judiciaire d’exception, sous admi- nistration militaire) pour tous les Palestiniens habitant le nouvel État d’Israël 12 . Comme un grand nombre d’entre eux, nous avions nos potagers et vergers qui nous fournissaient de quoi manger, et nous étions allés jusqu’à chercher dans le foin destiné aux animaux de quoi tirer un peu de farine. Mais au bout de deux mois c’était fini, la faim traînait son ombre sur la ville. Une délégation constituée du maire et de notables nazaréens se mit en tête de négocier avec les militaires israéliens, et ils réussirent à obtenir l’autorisation de rouvrir quelques magasins. On nous distribua des cou- pons alimentaires. Pour installer tous les réfugiés qui affluaient à Naza- reth, nous avions monté, sept autres femmes et moi, une association baptisée Nahda, le réveil. Nous manifes- tions fréquemment pour exprimer notre refus de la loi martiale, exiger du pain et du lait pour nos enfants et réclamer du travail pour nos maris. Les autorités avaient fini par nous recevoir en délégation pour nous proposer du travail à Ramleh, dans la cueillette des agrumes, des olives et la récolte du sésame. On y avait envoyé huit cent personnes. Nous avions obtenu plus tard le droit de quitter le domicile malgré la loi martiale qui est restée en vigueur jusqu’en 1966. Nous avions pu aussi rouvrir les écoles et retrouver un libre accès à l’eau. Quelques Nazaréens qui avaient fui avant juil- let 1948 furent assez téméraires pour revenir s’installer à l’Est de la ville. Je parle de témérité parce qu’ils l’ont payé cher. Une nuit d’avril 1949, à 3 heures du matin, des centaines de soldats israéliens armés envahirent leurs maisons, éventrant les sacs de riz, de sucre et de farine, répandant l’huile, cassant tables et chaises, pour finir par se saisir des hommes et les jeter en prison. Le quar- tier, bloqué, n’avait plus qu’une issue, qui donnait sur les Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 64 20/02/2019 13:37