PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 64
laquelle était écrit en grandes lettres : « Naïm, chausseur
et cordonnier ». C’était le meilleur dans sa spécialité à
Nazareth, un artisan réputé qui gagnait suffisamment
pour nourrir ses douze enfants, deux garçons et dix
filles, dont j’étais l’aînée.
Lui ne sortait pas dans la rue, mais indirectement
il participait à la révolte en passant des messages aux
groupes cachés dans les bosquets de pins, juste derrière
nos terres, sur la crête de la montagne à al-Qashli. Il
enveloppait soigneusement les lettres dans un linge
propre, les plaçait au fond d’un panier, et les recouvrait
de fruits, de légumes, de pain. J’étais chargée de porter
le tout jusqu’à une cabane au fond de notre verger, là
où poussaient grenadiers, citronniers, orangers, essen-
tiellement pour la consommation familiale. Dès qu’il
faisait sombre, j’allais jusqu’à l’orée du bois en passant
devant une guérite en évitant d’être vue par la police
britannique qui surveillait les environs. Le lendemain
matin, je reprenais le panier vide. Et quelques jours
après, je recommençais.
Au début, je n’avais aucune idée de ce que je trans-
portais. Ne rien dire était certainement pour mon père
une façon de me protéger : un enfant parle toujours
trop. Mais lorsqu’il comprit que je pouvais garder un
secret, il me révéla que j’avais passé des messages aux
combattants qui se dissimulaient dans les bois. Ce fut
un grand moment pour moi : je faisais désormais partie
de ceux qui assuraient les liaisons entre résistants, et
j’étais digne de confiance.
C’est après 1939 que nous avons vu arriver à Naza-
reth un groupe important de quelques centaines de
jeunes femmes polonaises. Je savais qu’elles étaient
menacées de mort par les Allemands 4 en Pologne, et
qu’elles venaient se réfugier en Palestine. Les autorités
de la ville les avaient installées dans le quartier de Casa-
nova. Sincèrement, je ne connaissais pas leur religion.
À Nazareth, personne ne posait de question sur l’ap-
partenance confessionnelle de son voisin, ce n’était pas
une marque d’identité comme aujourd’hui, et ça l’était
d’autant moins que nous avions coutume de participer
à toutes les fêtes religieuses, quelles qu’elles soient : à
Noël nous allions tous à l’église et à la fin du ramadan
pour l’Aïd al-Adha nous portions des vêtements neufs.
Peu de temps après, les raffineries de Haïfa furent bom-
bardées. La Seconde Guerre mondiale venait jusqu’à
nous, les forces de l’Axe cherchant à affaiblir les Alliés,
dont l’Angleterre et aussi la Palestine sous mandat bri-
tannique faisaient partie 5 . Les prix s’envolèrent, entraî-
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nant vite l’appauvrissement des Nazaréens. Ce que nous
produisions à la maison ne suffisait plus pour quatorze
bouches à nourrir.
Je m’appliquais à bien travailler à l’école, et mes
efforts furent récompensés. À la fin du primaire, en 1941,
j’ai passé un concours à l’issue duquel quarante écolières
de toute la Palestine étaient qualifiées pour recevoir une
formation de six ans pour devenir institutrices. Une
moitié fut envoyée à Jérusalem, l’autre à Ramallah. Je fis
partie des premières. La chance me souriait : beaucoup
de filles de mon âge restaient à Nazareth, s’initiaient à
l’artisanat, la couture ou récoltaient le tabac destiné à la
fabrication de cigarettes locales.
Le conflit mondial se déroulait au loin, mais nous
suivions son évolution de Jérusalem, car notre collège
était tenu par une direction et des enseignants anglais,
et tous les soirs, nous nous réunissions dans le salon
pour écouter les informations à la radio.
Au même moment, les groupes paramilitaires sio-
nistes prenaient de l’ampleur en Palestine : la Haga-
nah, l’Irgoun et le Stern s’organisaient en guérillas et
menaient des attaques contre la population arabe qui,
en réponse, appelait à boycotter les magasins juifs.
Notre école se trouvait dans la rue Musrara, non loin
d’un quartier juif créé en 1874, que les Arabes appe-
laient al-Musherem d’après son nom hébreu Mea Shea-
rim. En 1947, les Britanniques engageant un directeur
et des professeurs locaux pour quelques mois, nous
comprîmes que leur retrait commençait. Les immi-
grants juifs se mirent alors à nous lancer des cailloux
et à nous insulter. Pour moi, la formation touchait à sa
fin, je devais normalement commencer à enseigner à la
rentrée suivante. En rentrant à Nazareth, je sentis que
les gens avaient peur. Des tracts en arabe circulaient en
ville et dans les villages alentour. Il y avait, parmi les
sionistes, ceux qui nous intimaient de partir : « Cette
terre est pour nous, disaient-ils, partez ! » ; d’autres,
tels les membres de la Ligue nationale de libération en
Palestine 6 , tentaient de convaincre les Palestiniens de
ne pas quitter leurs foyers : « Les sionistes veulent que
vous partiez pour prendre vos biens ! ». Mais la plupart
des gens s’en méfiaient, étant donné qu’elle s’était
clairement prononcée « pour » le plan de partage en
novembre 1947, à l’instar de l’URSS, au moment où la
majorité des Palestiniens y était opposée.
En septembre de cette même année, je reçus une
lettre du gouvernement qui m’affectait à Saint-Jean
d’Acre. Ce fut un changement important dans ma vie.
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