PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 57

trop occupés par le contrôle de la frontière. Rentrer chez nous était en soi un acte de résistance, nous en étions conscients. Nous avons filé par les collines, en nous cachant dans les fourrés, avons dormi en pleins champs à Kafr Qadum, et avons réinvesti nos maisons le surlendemain matin, à 9 heures. C’était étrange : en apparence, rien n’avait changé dans notre village, rien, mais en fait, tout avait été ébranlé. Tout était comme paralysé. C’est vrai que nous étions alertes, plus per- sonne ne pourrait nous prendre par surprise – désor- mais nous étions plus durs que la roche et la nuit nous dormions avec nos chaussures – mais l’argent n’entrait plus. Quelques mois après notre retour à Kafr Laqif, j’ai compris qu’il fallait chercher du travail ailleurs et j’ai pensé au Koweït. J’étais très débrouillard : traverser la Jordanie et l’Irak ne m’aurait pas posé de problème, en temps normal. Mais à la frontière jordano-irakienne, on ne m’a pas laissé passer. Finalement, j’ai attendu que l’un de mes frères installé au Koweït m’envoie de l’argent que j’ai récupéré à Zarqa, dans le Nord jorda- nien, où des milliers de réfugiés palestiniens s’entas- saient. J’ai dissimulé les billets dans les doublures de mon pantalon que j’ai relevé jusqu’aux cuisses, et je suis rentré clandestinement en traversant les eaux du Jour- dain. L’armée israélienne tirait à vue, la frontière était fermée. Après 1967, les colons israéliens ont pris les terres des Palestiniens qui avaient fui et ne pourraient plus revenir. Ils ne cessaient de nous proposer des emplois dans le bâtiment surtout. C’était facile pour eux : ils arrivaient des pays riches de l’Ouest et apportaient leur fortune. Et comme les Palestiniens vivaient encerclés et dans la misère, beaucoup ont accepté. De mon côté, j’ai continué la culture du concombre et des oliviers, mais ça ne suffisait pas. Pour nourrir ma famille de dix enfants et leur permettre à tous de faire des études dans les meilleures universités de la région, j’ai dû moi aussi partir travailler dans les orangeraies de Jaffa que les Israéliens s’étaient appropriés. Mais tout l’argent que nous avons gagné là-bas pendant dix ans, ne vaut pas le centième de ce qu’ils nous ont pris ici. Ici, la campagne d’annexion de terres a commencé en 1971. Notre terrain n’étant pas encerclé d’un grillage, les colons se sont dit qu’ils pouvaient en prendre pos- session. Heureusement, mon père et moi les avons sur- pris au moment où nous allions planter nos légumes et nous les avons dénoncés à la police. Pour qu’il soit bien clair que cette terre était à nous. Elle n’était ni sauvage, ni à prendre ! Ils ont protesté fort et longtemps, mais le responsable a dû payer une amende. À partir de ce moment-là, les coups d’intimidation n’ont jamais cessé. En 1982, nous avons vu arriver des caravanes qui se sont installées dans mes champs et tout autour ; il y en avait partout. Des hommes ont aplani le sol et tracé une route, une route qui a traversé ma terre en la coupant en deux ; 28 dunums d’un côté, 4 de l’autre. L’objectif était de faciliter l’établissement puis le développement d’une colonie sauvage, puis de deux. À l’époque 8 , si un Palestinien réclamait son droit, il recevait des coups ; je me suis donc tu. Peu de temps après, des colons venus du Maroc, du Yémen, de Russie, d’Iran et d’Irak, se sont installés en famille. Ils n’ont pas construit de mur, ils préfèrent les barbelés électrifiés qu’on peut toujours repousser… puisque leur but est de s’étendre. À leur tête, un Iranien, un certain Moses, s’est même fait construire une maison sur l’une des collines les plus élevées qui surplombent toute la région. En 1987, un conglomérat d’organismes américa- no-israéliens a décidé que ma terre serait idéale pour édifier des bains rituels de purification, qui tiennent une place importante dans le judaïsme. J’ai foncé chez la juge israélienne qui m’a lâché : – Pourquoi est-ce que tu n’as rien fait lorsqu’ils ont construit la route en 1982 ? Je suis resté sans voix… Ils auraient pu contour- ner ma terre, ils sont passés au milieu : il s’agissait bien évidemment d’une manière d’absorber à plus ou moins court terme mon terrain. La juge ne pouvait pas ne pas savoir ! Elle a dû prendre conscience de l’énormité de sa remarque, parce qu’elle m’a conseillé de répertorier les constructeurs et de porter plainte contre chacun d’entre eux. La presse en parlait, je n’ai eu qu’à recopier les noms. Les travaux ont été arrêtés en 1988… Mais le papier et la loi ne garantissent rien en Cisjordanie. Le chargé de la sécurité des colonies m’a lâché : – Si on a envie de prendre une terre, on la prend ! La Première Intifada (1987-1993) battait son plein depuis quelques mois. Les gamins qui lançaient des pierres se faisaient rouer de coups, tuer, les rues étaient bloquées. Moi, je craignais pour les miens, je les empê- chais de sortir de peur qu’ils ne finissent morts ou en prison 9 . Mes enfants, comme mes oliviers, ont eu la vie dure : les colons de Guinot Shomron s’en prennent toujours à eux. Une fois, au printemps, ils ont arrosé la moitié des arbres avec un produit chimique. En quelques jours, ils Souleyman MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 55 55 20/02/2019 13:37