PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 54

aussi, d’autant que je n’allais pas à l’école, mon père n’ayant pas assez d’argent pour nous y envoyer tous à mon grand regret. Le travail était payé en sacs de blé ; moi, j’avais le droit de ramasser ce qui était tombé par terre et les bons jours je collectais jusqu’à 2  kg ! On travaillait la nuit à cause des températures. Une année, la police ne nous a pas laissés passer la frontière avec la Syrie. Il nous a fallu la franchir en fraude, couper à tra- vers un champ de maïs, trouver un âne et le charger de 120 kg de blé, puis mon père m’attacha par-dessus avec des cordes pour m’éviter de tomber si je m’endormais. En 1956, mon frère aîné, ainsi qu’une trentaine d’hommes de Kafr Laqif, ont décidé de partir au Koweït, qui faisait appel à de la main-d’œuvre étran- gère pour construire et développer le pays. L’un de nous devait partir pour que les autres puissent rester au vil- lage. Ce fut mon frère aîné, Abu Ala’ez, qui était électri- cien. Le passeur demandait 15 dinars, c’était beaucoup d’argent, trois mois de salaire au moins. Il avait été abandonné dans le désert à deux reprises, la troisième fois il était passé. Puis trois autres frères avaient suivi. Chaque fois qu’ils rentraient, ils rapportaient des vête- ments et des chocolats. Moi aussi, le Koweït m’a attiré au début des années 1960. Mais la chaleur était insup- portable ; même la nuit nous devions asperger les mate- las d’eau pour parvenir à nous assoupir quelques heures. Je ne suis d’ailleurs resté que deux mois : mon père m’a rappelé… et sa voix pesait lourd. Je suis rentré et j’ai travaillé la terre. Et comme j’étais le seul garçon pré- sent en Palestine, la terre a été mise à mon nom, pour qu’on ne nous la prenne pas. Si elle avait été enregistrée au nom de l’un de mes frères absents de Palestine, elle aurait probablement été annexée par les colons. Israël appelle cela « la loi sur les biens des absents ». Je me suis marié en 1967 avec Fawzya, une cousine lointaine. Mes deux grands frères ont fait la demande ; nous nous connaissions, elle a dit oui tout de suite. Nous nous sommes installés dans la maison de mes parents qui comptait un jardin paradisiaque avec une fontaine, un grenadier, un citronnier. C’était trois mois avant que la guerre éclate. Le 5 juin, le matin, j’étais en train de battre le blé, quand un avion israélien est passé en rase-mottes. Il a fait un tour, puis a largué une bombe sur l’armée jor- danienne qui était là depuis 1948. Nous, les villageois, sommes immédiatement sortis de nos maisons de peur qu’elles ne soient prises pour cible. En fin de matinée, l’armée israélienne est arrivée en jeep, a réuni tous les 52 habitants à l’entrée du village, et nous a ordonné de partir sur-le-champ avec seulement ce que nous avions sur le dos. Nous avons pris la route principale, terrorisés, enca- drés par les Israéliens, et sans opposer aucune résistance. Nous ne savions pas ce que « résister » voulait dire. Nous n’avions pas d’armes et nous ne comprenions pas ce qui se tramait. Je me demande encore aujourd’hui ce qui se serait passé si nous avions dit « non » en bloc, si nous nous étions opposés à cette armée… Mon père tenait une petite fille de trois ans par la main tout en portant ma grand-mère sur le dos. Au fur et à mesure notre groupe s’est agrandi et en fin de journée nous étions plusieurs milliers. Les soldats ne voulaient pas que nous marchions la nuit. Nous avons dû nous poser sous les oliviers près de Naplouse. Alors mon père m’a pris à part et m’a demandé de retour- ner en cachette à Kafr Laqif avec mon cousin, en pre- nant les petits sentiers (la route était barrée, les soldats israéliens nous empêchaient de revenir en arrière), pour chercher de quoi manger et se protéger du froid. Nous étions des enfants du pays, il nous a suffi de quelques heures pour rentrer chez nous. Le village était muet. J’ai d’abord libéré nos quinze vaches pour qu’elles puissent survivre, puis j’ai rempli un gros sac de cou- vertures et de farine, et nous nous sommes remis en route. À Naplouse il n’y avait plus que l’armée israé- lienne, notre famille avait continué son chemin, et un soldat nous a ordonné de rentrer chez nous. Nous avons insisté, nous voulions rejoindre les nôtres qui étaient déjà plus loin, mais il nous a arrêtés et renvoyés d’où nous venions. C’est alors que j’ai compris que nous pouvions tous rentrer à Kafr Laqif. Que l’armée israé- lienne n’avait pas les moyens de tout contrôler. Mon cousin et moi avons alors repris les petits sentiers et réussi à rattraper la famille. Un par un, je les ai tous secoués pour les convaincre : – Il faut rentrer chez nous ! ai-je hurlé. Il faut ren- trer ! Sinon, nous allons tout perdre ! On ne peut pas les laisser faire ! Certains m’ont suivi tout de suite, d’autres hési- taient, les femmes avaient peur de représailles. J’ai pris nos voisins un par un, du haut de mes vingt-quatre ans. Pas question de baisser les bras, il fallait nous ressaisir. Et j’ai gagné. Seules quelques femmes ont poursuivi leur exode pour rejoindre un mari déjà exilé. Ceux de Kafr Laqif ont fait demi-tour pour rentrer à Kafr Laqif. Et les soldats israéliens ne se sont rendu compte de rien, Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 52 20/02/2019 13:37