PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 44

• T roisième image  : une identité assiégée À partir de 1948 nous sommes itinérants. Partis d’al-Jaouné, nous passons par Ras al-Ahmar et par Bint- Jbeil 3 , un village chiite du Sud-Liban. Chaque fois nous nous attardons… parce que nous avons encore l’espoir du retour. Finalement, nous émigrons vers le district d’al-Quneitra 4 , au Sud-Ouest de la Syrie. Ce jour-là, il pleut à torrents. Le village est perché au sommet d’une côte redoutable. Trop fatigué pour continuer, le chauf- feur de notre camionnette jaune s’arrête à côté d’un petit commerce, et veut nous laisser là, la côte étant trop raide et trop glissante à cause de la boue. Ma mère est furieuse : il ne peut pas nous abandonner ainsi, sous la pluie au milieu de nulle part avec toutes nos affaires ! Et, alors que nous cherchons à le faire changer d’avis, le commerçant sort de la boutique et l’interpelle : – Tu n’as aucun sens moral ! lui lance-t-il. Il n’est pas question que tu laisses ainsi une femme et ses enfants ! Le commerçant est très grand et, malgré le manteau de l’armée syrienne qui lui donne un air dur et rustre, il émane de lui une étrange douceur, sans doute à cause de ses grands yeux bleus et de ses cheveux longs. Il se présente : Aïssa. Puis il nous fait entrer dans son échoppe chauffée par un vieux poêle à mazout. Une table, une chaise et une étagère remplie de livres : voilà son monde. Le thé doré que nous verse sa vieille théière rouillée nous réchauffe. Sur le mur, l’image d’un homme attire mon regard : il a une drôle de moustache orange. Mais on m’a dit de ne pas poser de questions aux grandes personnes. – Viens me voir, demande à tes parents, me dit Aïssa en glissant quelques bonbons dans ma poche. Il a sans doute compris que nous sommes des réfu- giés. Et en effet, je reviendrai souvent le voir dans sa boutique à l’entrée du village. J’ai cinq ans, j’aime les bonbons et je veux savoir qui est le mystérieux homme à la moustache. Bien plus tard, quand nous sommes déjà de vieilles connaissances, j’ose lui demander : – C’est ton père ? – Non, c’est un tableau de Picasso, représentant Staline. Quelques mois plus tard, en hiver, je vois passer Aïssa devant chez nous avec un âne chargé de chnan, une plante séchée qui sert à fabriquer des balais. Je me tourne vers mon père : – Il est devenu vendeur ambulant, Aïssa ? – Non, c’est un communiste… il fait semblant de vendre du chnan : mais regarde, il l’emballe avec des affiches politiques ! 42 Nous sommes désormais des lajiyin, des réfugiés, et l’enfant que je suis ne comprend pas tout de suite ce que cela signifie, ni pourquoi, à l’école, le maître demande aux enfants palestiniens de lever le bras. Nous sommes quatre. Quatre étrangers. L’étranger, c’est celui qui est considéré par les autres comme un être sans his- toire, sans culture, sans connaissance même des petites choses du quotidien. Ce cliché est à ce point ancré dans les esprits de notre pays d’accueil qu’un jour, sur le mar- ché, un homme montre un poisson et demande à ma mère si par hasard elle sait ce que c’est. Ma mère, qui manie l’humour avec dextérité, lui répond : – Oui, c’est une plante précieuse, nous en avons beaucoup en Palestine, on le plante en avril et à la fin de l’été… – Et ça ? questionne l’homme en montrant une figue, vous savez ce que c’est ? – Ah oui, ça aussi, poursuit-elle sur le même ton. Mais ça, ça vient avec la pluie. De toute évidence, cet homme est convaincu que nous ne savons rien. Les étrangers sont des êtres à part. En 1948, la Syrie a bien accueilli les Palestiniens 5 . Nous avions les mêmes droits civiques que les Syriens, nous pouvions aller à l’école, à l’université, avions accès à tous les emplois, même au sein de la fonction publique et ne subissions pas de discrimination. Nous avions aussi un document de voyage, un passeport. Et l’État syrien – qui à l’époque est au centre des mouve- ments nationalistes arabes – prenait fait et cause pour les Palestiniens comme s’il s’agissait de son « propre » problème. L’Égypte et surtout le Liban 6 , avec les Pales- tiniens s’entassant dans tous ces camps libanais, étaient loin d’être dans les mêmes dispositions. Mon oncle paternel s’est réfugié à Beyrouth où il lui était officiel- lement interdit d’exercer la plupart des métiers. L’un de mes neveux était obligé de se faire passer pour un Syrien ou pour un Libanais qui avait perdu ses papiers pour pouvoir travailler. Malgré la dispersion qui a résulté de 1948, les Pales- tiniens ont repris contact en envoyant des messages à travers des émissions radiophoniques : « Je m’appelle Feissal, j’envoie un message à ma tante Samira, je ne sais pas où elle est… ». Parfois, les gens se retrouvaient. Nous avons perdu une tante, et ne l’avons jamais revue. À Damas, nous étions une dizaine de membres de la famille Darraj. Nous nous réunissions tous les jeudis soir, mes tantes, mes oncles et tous leurs enfants, pour boire du thé ou du café et partager l’histoire des adultes. Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 42 20/02/2019 13:37