PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 43
L’étranger
Feissal Darraj, 75 ans
Feissal
• p remière image :
une camionneTTe de couleur Jaune
Nous fuyons les bombardements ce matin d’avril
1948 comme des milliers d’habitants du Nord de la
Palestine, laissant derrière nous notre maison d’al-Jaouné,
près de Safad. J’ai cinq ans et je tremble. Heureusement,
nous sommes tous ensemble, mes frères, mes parents et
moi, serrés les uns contre les autres dans une camion-
nette jaune. Nous roulons depuis un quart d’heure
quand soudain ma mère s’agite et nous presse de faire
demi-tour. Elle a un pressentiment. Et si l’idée, diff usée
par les programmes radio égyptiens, d’une guerre éclair
et d’un retour à la maison dans deux ou trois semaines
nous induisait en erreur ? Ma mère croit aux intuitions,
elle veut se rendre chez elle, là où elle laissé son argent et
quelques bijoux de famille pour tout prendre. À partir de
cet instant, elle ne cessera jamais de douter.
Tel al-Zaatar
LIBAN
Bint-Jbeil
Ras al-Ahmar
N
Damas
al-Quneitra
Safad
al-Jaouné
SYRIE
Haïfa
Nazareth
Jérusalem
Gaza
Hébron
Tel-Aviv
Jaffa
Naplouse
Amman
JORDANIE
ÉGYPTE
Chaque fois que je regarde vers le passé, vers
la Palestine où je suis né, vers le Liban, la Syrie et la
Jordanie où j’ai vécu après 1948, j’ai le sentiment d’une
vie confi squée que je dois reconstruire. Ces pièces, ces
images symboliques jalonnent mon existence.
Beyrouth
Sabra et Chatila
Être palestinien, c’est être un homme invalide,
écorché, révolté, c’est être l’ étranger, celui qui doit lever le
doigt quand on compte les réfugiés à l’ école, celui que l’on
convoque à l’ écart dans un aéroport, celui qui n’existe pas
puisque la Palestine ne fi gure sur aucune carte du monde.
Feissal Darraj est réfugié palestinien. Réfugié apatride
depuis 1948, dépossédé de tout, persécuté continuellement.
Son émotion, l’ homme de lettres Darraj ne la nommera
pas mais il nous la livre, crue, sous forme d’ histoires : une
suite d’images symboliques qui nous emmènent au cœur de
son vécu intime. Philosophe et écrivain, journaliste spécia-
liste du sionisme et critique littéraire dont le nom est connu
dans tout le monde arabe. À travers les moments-clés de sa
vie, des images symboliques qui l’ont construit ou détruit, il
raconte, un peu, celui qu’il est devenu.
LE
ISRAËL
PROCHE-ORIENT
EN
1949
100 km
• d euxième image : une pHoTo
Mon père l’a décrochée du mur pour la glisser dans
sa poche avant de s’enfoncer dans la camionnette jaune.
C’est une photo en noir et blanc, un jeune homme au
regard franc, aux traits fi ns, la poitrine barrée d’une
ceinture à munitions. Je ne le connais pas, mais mon
père m’explique que c’était un grand homme, ‘Abd
al-Qadir al-Husseini, que tous appelaient « le Magni-
fi que ». Il a étudié la chimie dans les universités amé-
ricaines de Beyrouth (AUB) puis du Caire (AUC), et
le jour où il a reçu son diplôme, il l’a déchiré devant le
doyen, signifi ant le peu d’importance qu’il attachait à
ce genre de document. Puis il est rentré en Palestine, où
il est devenu l’un des leaders de la Révolution 1 arabe de
1936-1939 2 . C’est au combat qu’il est tué en avril 1948
à Qastal, un village près de Jérusalem, attaqué par des
groupes sionistes. Cette photo, mon père l’accrochera
au mur de toutes les maisons où il habitera, au Liban,
en Syrie, à côté de celle, symbolique, de Jérusalem avec
au centre, le dôme du Rocher.
Feissal
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