PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 36
journal Al-Difa’ (« La Défense ») à Jaffa. Nous étions
dans la même classe que Meir Shamgar, président de
la Cour suprême de justice d’Israël entre 1983 et 1995.
J’ai quitté Beyrouth pour Jérusalem afin d’y faire
mon droit. C’est à ce moment-là que tout a commencé à
changer : après la fin de la Deuxième Guerre mondiale,
le plan de partition de la Palestine fut révélé, ainsi que
le départ des Anglais. Et l’État d’Israël fut créé… Les
événements s’enchaînaient. Mes anciens condisciples de
confession juive étaient méconnaissables : ils devinrent
vindicatifs. L’unité de notre classe éclata.
Nous passions souvent des fins de semaine en
famille à Ramallah, où nous louions une maison.
Depuis peu, nous avions pris l’habitude de nous dépla-
cer en convois, pour dissuader les groupes armés para-
militaires et sionistes qui sévissaient sur les routes de
nous attaquer. Mais en ce début d’avril 1948, nous
n’étions justement pas en convoi. Nous rentrions sim-
plement de la campagne en voiture, avec ma mère et un
ami de la famille, lorsque des tirs répétés nous ont arrê-
tés net. Notre ami, un jeune et brillant homme d’af-
faires, fut tué sur le coup, ma mère eut le corps criblé de
dix-sept balles, quant à moi, j’en reçu trois. Un blindé
venu ramasser les corps abattus nous conduisit à l’hô-
pital gouvernemental de Jérusalem, où nous passâmes
le reste du mois entre la vie et la mort. La ville sentait
le chaos, l’hôpital n’avait presque plus de médicaments.
Dès que nous fûmes transportables, le 27 avril, nous
prîmes la route d’Amman, où nous pûmes recevoir les
soins appropriés. Mais ma mère ne s’est jamais totale-
ment remise de ses blessures… et moi j’ai encore une
balle dans le bras.
Comme nous ne pouvions pas rentrer à Jérusa-
lem, les pilleurs finirent par repérer notre maison…
Les voleurs, qui devaient aimer les livres, firent main
basse sur toute la bibliothèque, plus d’un millier d’ou-
vrages, de manuscrits, dont les trois quarts étaient très
anciens 5 . Ils ne laissèrent que les archives du journal
paternel, trop lourdes à transporter sans doute.
À vingt-trois ans, mon diplôme d’avocat en poche,
je rêvais de pouvoir exercer mon métier, mais nous
étions désormais à Amman, qui, privée de toute indus-
trie, ressemblait, même en plein développement, davan-
tage à une petite ville de province qu’à une capitale. Ses
avocats n’y étaient pas encore organisés en cabinets :
ils se retrouvaient au Café Brazil, au centre-ville, pour
proposer leurs services, chacun assis à une table en
guise de bureau. Comme la Jordanie continuait d’être
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régie par les lois de l’Empire ottoman, moi qui venais
de terminer ma formation sous le système du mandat
britannique, il me fallait donc procéder à une « mise
à niveau » ; découragé, je préférai accepter le poste de
secrétaire auprès d’un membre du Parlement jordanien,
en espérant voir se présenter en temps utile l’occasion
d’exercer la profession qui m’attirait vraiment 6 .
C’est à la fin de 1949 que mon frère aîné Aziz 7 , avo-
cat de renom en Palestine, m’appela de Lausanne, où il
participait à des négociations de paix avec Israël, pour
me demander d’ouvrir un cabinet avec lui à Ramallah.
Je n’ai pas hésité une seconde, et nous avons inauguré
nos bureaux le 1 er janvier 1950. Comme la Cisjordanie,
la rive ouest du Jourdain faisait partie de la Jordanie
depuis 1950 8
; nous plaidions indifféremment à
Ramallah, à Jérusalem-Est ou à Amman ; Ramallah
était à dix minutes de Jérusalem, et Amman à une
heure et demie de route 9 .
C’est après le cessez-le-feu 10 de juin 1948 qu’était
intervenu l’ordre israélien d’un gel bancaire des avoirs
palestiniens, détenus surtout par la Barclays et l’Otto-
man Bank, mais toutes deux avaient tardé à appliquer
les consignes officielles : devant une situation aussi
inhabituelle, elles avaient demandé des instructions
à leur siège de Londres, et celui-ci leur avait recom-
mandé de ne rien changer à leurs habitudes. Cette
situation dura quatre mois, jusqu’en octobre 1948 : c’est
à ce moment-là que les autorités israéliennes, ayant eu
vent des atermoiements apportés par l’Ottoman Bank
à la stricte application de leur directive, menacèrent
de lui retirer sa licence commerciale. Message reçu 5
sur 5 : aussi bien l’Ottoman que la Barclays se plièrent
aux directives de gel, de peur de perdre l’autorisation
d’exercer en Israël.
Notre famille n’essuya pas de pertes, parce que
nous avions notre argent à l’Arab Bank, dont le pro-
priétaire était un Palestinien, Abdul Hameed Shoman,
qui avait déménagé à Amman avant le 14 mai 1948,
jour du départ de Palestine de tous les Britanniques.
Mais autour de nous, nos amis palestiniens, qui avaient
ouvert des comptes dans les deux banques anglaises,
étaient effondrés. Personne ne comprenait comment
pareille mesure pouvait s’appliquer du jour au lende-
main. Et que, lorsqu’ils réclamaient leur dû, on leur
disait pour toute réponse que c’était gelé. Non seule-
ment on les avait dépossédés de leurs maisons et de
leurs terres, mais encore on y rajoutait ce gel, histoire
de les empêcher de survivre !
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