PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 28

maniait les taffetas, satins et cotons avec aisance, leur donnant du mouvement et les brodant avec des fils de soie aux couleurs éclatantes, rouges, mauves, dorés et bleus : tout un savoir-faire dont les Palestiniennes étaient les gardiennes. Chaque robe portait un motif spécifiquement lié à une ville. Amina était avant tout une mère : enceinte tous les deux ans, elle avait eu onze enfants, tous sains et saufs, quatre garçons et sept filles, qu’elle inscrivit toutes les sept à l’école publique al-Mamounieh. Un bébé de plus et elle touchait la prime attribuée par les Anglais aux femmes qui en mettaient douze au monde. Élever autant de gamins signifiait beaucoup de travail, elle avait besoin d’aide. À treize ans, j’ai donc endossé le rôle de « petite mère » de la fratrie, ma sœur aînée étant mariée, et j’ai quitté l’école à la fin du pri- maire, en 1942. Cela ne suscita aucune réaction de révolte de ma part : à l’époque, je n’avais ni le temps ni le choix de m’opposer à la décision parentale, mais aujourd’hui je regrette profondément de n’avoir pu continuer mes études. Je suis devenue celle qui assurait les tâches quoti- diennes, lavant le linge, baignant les enfants, tricotant des gilets en hiver, cousant des chemisiers en été. J’étais celle qui préparait tous les jours le pain et le portait à cuire à la boulangerie de la rue voisine. J’adorais prépa- rer les makloubé, ce plat de riz aux aubergines, mélangé aux choux-fleurs et assaisonné de cardamome, noix de muscade et cannelle ; mais aussi les waraq al-‘ainab, ces feuilles de vigne revenues dans une graisse appelée le mendil, farcies de viande épicée et poivrée, qui ne devaient pas être plus épaisses que le petit doigt. Le plat préféré de tous à la maison, c’était l’arnab mahshi, le lapin farci de feuilles de vignes, dont la viande était frite dans l’huile de sésame, la sirej. Je couvrais mes frères et sœurs d’affection, mettais un terme aux fâcheries et comprenais leurs chagrins, ce qui m’amenait à appliquer les multiples remèdes, amulettes et talismans que nous gardions soigneuse- ment dans notre maison. Ma grand-mère et ma mère étaient convaincues de leurs effets, et je les appliquais moi aussi, d’autant que la tradition voulait qu’ils soient transmis de mère en fille. L’un des ustensiles traditionnels, un bol en cuivre appelé tasset al-rou‘beh, le bol de la crainte, m’était devenu familier, car nous l’utilisions souvent lorsque mes frères et sœurs donnaient des signes d’anxiété. Le soir, je le remplissais d’eau, puis le laissais reposer toute la nuit à côté de la fenêtre. Il fallait boire tout le liquide avant le lever du soleil pour que les peurs disparaissent. 26 Pour protéger les enfants, j’avais appris qu’il fallait plonger un collier de pierres dans un bol d’eau chaude pendant quelques heures, puis je les lavais avec cette eau censée éloigner le mauvais œil. Pour les maladies courantes, il y avait toujours un remède. Faire chauffer du sel, l’envelopper dans un chiffon puis l’appliquer sur le ventre faisait disparaître les douleurs et les nausées. Un mal d’estomac pouvait se dissiper en appliquant simplement de la pâte à pain tiède badigeonnée d’huile d’olive. Pour les femmes dont le ventre tardait à s’arron- dir, il y avait une plante, le murr batarikh (Commiphora myrrha) que l’on mélangeait à un œuf à peine cuit, avant de l’avaler d’un trait. Beaucoup de croyances qu’on appellerait aujourd’hui des superstitions influençaient notre quotidien. Per- sonne ne s’en moquait, bien au contraire. Je ne laissais jamais les corbeaux et les chouettes se poser sur notre terrasse, il fallait les effrayer pour chasser le malheur. Et un balai debout, c’était un foyer pauvre : il fallait le coucher pour espérer vivre dans l’abondance. Ma grand-mère paternelle, ma sitti, nous trans- mettait toutes ces « recettes » ancestrales qu’elle avait apprises du temps où elle était jeune fille. Elle nous décrivait aussi les traditions des diverses communau- tés de Jérusalem, pour que nous les respections. Par exemple, lorsque nous, musulmans, croisions le cortège mortuaire d’un juif – le corps était placé sur une civière et porté à l’épaule par quatre hommes jusqu’au cime- tière –, il fallait faire attention à ne pas passer sous le cadavre, car la famille du mort était convaincue que cela lui porterait malheur. Aussi, lorsque quelqu’un passait par mégarde sous la civière, il fallait le rattra- per et lui demander de bien vouloir repasser sous le cadavre mais dans l’autre sens , le tout contre une petite pièce. Quelques filous avaient compris qu’en passant au moment de la levée des corps, ils pouvaient gagner un peu d’argent d’où, sans doute, le fait que les corps ont commencé à être portés, non à l’épaule mais à hauteur du genou ! Un soir, à la lueur d’une lampe à huile fatiguée, ma sitti me parla des femmes marocaines du quartier juif Mea Shearim, en dehors de la vieille ville, auxquelles elle allait rendre visite de temps à autre, tout en les craignant. Beaucoup d’habitants de Jérusalem avaient, un jour, fait appel à elles parce qu’elles connaissaient, disait-on, les secrets de la magie noire. Rétablir la paix dans les ménages ou jeter un sort à un voisin faisait par- tie de leurs spécialités. Elles se déplaçaient également à domicile pour préparer le maftoul en travaillant les grains de boulghour dans la paume de leurs mains 4 . Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 26 20/02/2019 13:37