PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 27

La fi lle sur les toits de Jérusalem Sohaila Soubhy Shishtawi, 89 ans J’ai déposé une demande de visa à l’ambas- sade d’Israël en Jordanie pour visiter mon neveu à Jéru- salem, mais on me l’a refusé. Je ne comprends pas : quel danger peut représenter pour Israël une Palestinienne de quatre-vingt-neuf ans haute de 1,40 m et pesant 38 kg ? L’année dernière, lorsque j’ai fait la même démarche, ils m’ont convoquée, et un jeune homme très correct en apparence, qui ne s’est pas présenté, s’est mis à parler fort, me soupçonnant de mentir : d’après lui, je n’allais pas seulement à Jérusalem, il avait vu ma photo sur la page Facebook de l’une de mes petites-nièces à Ramal- lah… En sortant de ce bureau je suis restée songeuse : cet interrogatoire ne cachait-il pas une sorte de crainte ? Sohaila N Beyrouth LIBAN Haïfa Nazareth Damas SYRIE Naplouse Ramallah Qastal Gaza ÉGYPTE LE Jérusalem Amman Tel-Aviv Jaffa Elle fait partie des bandes de gamins qui arpentaient les remparts de la vieille ville de Jérusalem dans les années 1940 1 . Elle y est née, dans une belle et grande demeure construite en pierres blanches aux tons rosés à l’aube et do- rés au coucher du soleil. Petite fi lle espiègle, adolescente très tôt responsable d’une fratrie nombreuse, Sohaila Soubhy Shishtawi sait tout faire : elle lave, coud, cuisine, s’occupe de ses frères et sœurs et va chercher l’huile, le gaz et l’eau du puits. Elle observe les rituels et les croyances en écoutant les conseils de ses aînées. Mais ce n’est pas cela qui la fait vibrer, non. Ce qu’aime Sohaila, ce qui la rend vivante, c’est sortir, partir à l’aventure, s’évader par les terrasses et les toits de sa ville d’où l’on voit le monde de plus haut. Prenant les raccourcis que seuls les chats connaissent à Jérusalem, elle peut tout voir, tout entendre, tout apprendre. La ville lui livre ses secrets, ses chants et ses prières, ses ombres et ses lumières, ses costumes et ses épices, ses marchands et ses voyageurs. Tout ce qui échappe aux gens « normaux », qui se déplacent dans les ruelles sans forcément voir tout cela. Pour Sohaila, Jérusalem reste toujours sa ville, qu’elle a dû quitter en 1950 et qu’à partir de 1967 elle n’a pu visiter qu’en demandant un visa au consulat d’Israël. Sa ville, dont il émane aujourd’hui comme une odeur de dé- solation. Hébron JORDANIE ISRAËL PROCHE-ORIENT EN 1949 100 km Peut-être ce garçon redoutait-il que je meure à Jéru- salem 2 , auquel cas je serais comptabilisée comme une Palestinienne de plus dans ma ville occupée. Car ils savent que je suis de Jérusalem, moi ! C’est écrit sur mon acte de naissance, j’y suis née en 1929, tout comme mon père et mon grand-père. Et ils ont beau m’empêcher de rentrer, je serai toujours de Jéru- salem. Nous sommes tous nés dans notre maison de Harat As-Sa’diyya, dans le cœur de la vieille ville, dans la ruelle qui relie deux des principales portes, Bab-el- ‘Amoud et Bab-el-Zahra 3 . C’était – et c’est toujours – une grande maison sur plusieurs étages avec ses sept grandes chambres. Ma mère Amina, était une femme d’une grande beauté ; c’était la douceur faite femme, avec ses longs cheveux lisses et châtains, son regard sombre velouté et son air décidé malgré sa petite taille. Personne ne la contredisait. Elle n’aimait pas les bijoux, mais elle portait un collier de cristaux transparents qui luisaient tels des diamants. C’était une couturière douée, qui Sohaila MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 25 25 20/02/2019 13:37