PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 23

POURQUOI CE LIVRE ? par Chris Conti L a version officielle de l’histoire qui nous est enseignée et transmise est la plupart du temps celle que fabriquent et racontent les conquérants et les vainqueurs : ceux qui s’approprient un territoire par la force et bâillonnent les victimes. Fascinés par ceux qui se procla- ment des héros, la plupart d’entre nous oublient l’autre versant de la mémoire. Sans doute ne prenons-nous pas le temps de regarder vers les coins d’ombre, là où s’entassent les vaincus, qui, en par- tie à cause de notre indifférence et de nos choix, deviennent les « oubliés de l’histoire ». Mais la mémoire possède une faculté singulière : elle a beau être étouffée, elle ressurgit toujours là où on ne l’attend pas. C’est une pousse verte au milieu du béton, un cactus sur les ruines d’un village rayé de la carte, un mot insolent ou une question naïve dans la bouche d’un enfant. C’est sans doute pour cela qu’elle hante celui qui la nie. Oubliant l’oubli même, bravant les interdits, la mémoire des victimes finit toujours par refaire surface. Ainsi, en Israël, l’histoire écrite par les vainqueurs a été remise en cause par leurs propres enfants : on les appelle les nouveaux historiens israéliens, ce sont des chercheurs ; ils ont fouillé dans les archives, trouvé des documents, réexaminé le bréviaire qu’on leur avait imposé, révélé des massacres, apporté des preuves, recueilli des aveux… et ils ont fini par contester le cliché amplement répandu d’un pays vide alors qu’il a été vidé. Les témoignages que notre équipe a recueillis (chacun s’investissant sans compter, journalistes, photographes, interprètes, correcteurs scientifiques, traducteurs…) sont ceux de Palestiniennes et de Palestiniens qui ont vécu la Nakba, la « catastrophe ». Le mot, honni en Israël, décrit très exactement la réalité avec laquelle ils sont forcés de vivre depuis soixante-dix ans, puisqu’ils ont perdu des êtres proches et qu’ils ont été dépossédés de tous leurs biens, maisons et terres. Ayant entre soixante-quinze et quatre-vingt-quinze ans, ils sont nés avant 1948. Ils étaient palestiniens – c’était la mention que portait leur passeport sous le Mandat britannique –, et ils sont res- tés palestiniens, même s’ils se sont adaptés à ce que la vie leur a donné : pour les uns, une existence sous occu- pation et contrôlée par la loi martiale israélienne, pour les autres une citoyenneté israélienne de deuxième zone, pour d’autres encore un camp de réfugié avec, parfois, un passeport étranger qui leur a permis de se recons- truire, de s’adapter, de s’éduquer, d’apprendre et surtout de devenir ce qu’ils sont. Nous les avons rencontrés au gré des circonstances de la vie quotidienne au Moyen-Orient. Leur énergie, leur résilience, la dignité avec laquelle ils font face à leur destin nous ont émus, leur volonté de transmettre leur mémoire nous a impressionnés. Au cours des longues heures passées à les écouter, puis à relire la mise par écrit de leurs récits avec eux, nous avons tissé des liens de confiance et, souvent, d’amitié. Le résultat est une suite de témoignages insolites qui dépeignent en partie la diversité de la société palestinienne dès avant 1948, bouillonnante de vie. Ces récits à la première personne évoquent avec sensibilité les cassures et les blessures qu’infligèrent massacres, «  nettoyage ethnique  » et exode. Ils narrent la révolte et la survie, et surtout la manière dont chacun s’est inventé sa résistance par la suite. Ce livre a modestement consisté à s’effacer autant que faire se pouvait et à rendre la parole aux victimes de l’histoire de la Palestine. Pour tous les témoins interrogés, Jérusalem est empreinte d’une importante charge symbolique, mémo- rielle, spirituelle et politique, d’autant qu’elle est inac- cessible à la plupart des Palestiniens et qu’elle représente l’identité et la continuité de la présence palestinienne sur le territoire. Jérusalem, capitale des Palestiniens, fait ici l’objet d’un recueil photographique en couleur, pour une approche actuelle, entre ombre et lumière. C. C. Chris Conti MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 21 21 20/02/2019 13:37