PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 21

Le registre du possible L’histoire de la Palestine a été écrite par les vainqueurs de la guerre de 1948 et a été considérée de manière rétrospective comme une chronique d’événements inéluctables. Pour contrer cette vision fataliste de l’histoire, il faut s’intéresser aux chemins non empruntés, aux potentiels non exploités et aux possibilités non saisies à différents moments de l’histoire. Ce registre du possible traverse les récits notamment dans l’évocation de la cohabitation, toutes confessions confondues, qui était la règle dans la Palestine d’avant 1948. Cette coexistence, certes déjà mise à mal avant la Nakba par les politiques de la puissance mandataire britannique et l’influence croissante du mouvement sioniste, ressort dans un grand nombre des récits, comme en filigrane des souvenirs des jours meilleurs. Le patriarche latin de Jérusalem, Michel Sabbah, né à Nazareth en 1933, rappelle ce que certains oublient : « Les Anglais étaient partis en 1947 et avaient laissé le pays en guerre, entre Palesti- niens arabes et Palestiniens juifs. À l’époque, tout le monde était encore Palestinien. » Salaheddin Aïssa, quant à lui, se rappelle avec une certaine nostalgie du « vivre ensemble » qui prévalait dans sa région entre les villageois palestiniens et les habitants des kibboutzim, voire les mariages entre Arabes et immigrants juifs venus d’Europe. Souad Qaraman évoque les amitiés qui défiaient les limites des catégories identitaires établies par le mandat, lequel distribuait la population palesti- nienne entre « Juifs » d’un côté, et « Arabes » (ou « non-Juifs ») de l’autre. Toutefois, la politique de division pratiquée par la puissance mandataire et voulue par le mouvement sioniste s’était fait sentir bien avant 1948 : l’école d’agriculture Kadoorie où ‘Abd al-Rahman al-Najjab reçut sa formation, fut divisée en deux établissements par les Britanniques, l’un pour les étudiants arabes et l’autre réservé aux étudiants juifs. Au-delà des liens collégiaux ou amicaux se pose la question de militer pour un projet politique commun aux habitants de la Palestine, et cela évidemment de façon encore plus contraignante après 1948 que pendant la période mandataire. À cet égard, le cloisonnement des récits à pro- pos de la Palestine n’échoue pas seulement à rendre justice à des réalités historiques bien plus complexes que celles qui dominent l’historiographie du pays, mais il rend également impossible l’émergence d’horizons communs pour une solution juste du conflit israélo-palestinien. Edward Saïd insistait en 1984 sur la nécessité d’élaborer des récits pour « absorber, soutenir et faire circu- ler » les faits 9 , les incorporer dans l’histoire et les utiliser pour un récit historique dont l’objectif serait de rétablir la justice 10 . Les mémoires palestiniennes constituent un pilier important de ce récit qui doit nécessairement ouvrir sur une histoire des possibles. F alestin N aili 9. E. Saïd, « Permission to Narrate », Journal of Palestine Studies, vol. 13, printemps 1984, p. 34. 10.  —, p. 46. Falestin Naili MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 19 19 20/02/2019 13:37