PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 195
tiniens qui étaient restés sur place. C’est ainsi que j’ai
vu arriver 1967, les bombardements, et comment Israël
a mis la main sur ce qui aurait dû devenir la Palestine.
C’est sans doute à ce moment-là que les Palestiniens ont
pris conscience qu’eux seuls pouvaient sauver la Pales-
tine, que les autres pays arabes ne le feraient jamais. Ce
qui en langage populaire donne : « seul ton ongle sait
comment te gratter quand tu en as besoin ». Mais sans
moyens, la volonté seule ne peut rien. Pourtant, si l’État
de Palestine a été assassiné en 1948 par Israël, il est
réapparu en 1967 au moment où tous pensaient qu’il
avait définitivement disparu. Depuis, le mot Palestine
grandit partout dans le monde, il est très respecté au
Chili, parce qu’il ne peut ni ne veut disparaître.
Les Chiliens m’ont séduit parce qu’ils sont libres.
Libres dans leur tête, s’entend. C’est un état d’esprit que
je leur ai toujours envié. Même après le coup d’État de
1973, même lorsque les choses ont changé avec le géné-
ral Pinochet 30 au pouvoir, la pensée des Chiliens restait
incontrôlable. Je me souviens d’une scène au début des
années 1980, lors d’un match de foot, à l’époque où le
général Pinochet était au pouvoir : le stade était plein,
et les gens se sont mis à crier d’une seule voix : y va a
caer, y va a caer ! (« Et il va tomber, et il va tomber »). Je
les enviais d’être aussi effrontés. J’étais jaloux de leur
insolence, même si souvent elle leur a coûté très cher.
Retourner en Palestine a longtemps été un rêve 31 .
Moi je n’ai jamais franchi le pas mais mon frère qui
est venu me rejoindre au Chili en 1962 avec ma mère,
a pris l’avion du retour il y a quelques années. À l’aé-
roport de jeunes Israéliens d’origine russe et irakienne
lui ont fait la vie impossible pendant six heures ; ils ont
tout fouillé, jusqu’aux ourlets, l’ont questionné comme
s’il était un délinquant, alors qu’il rentrait chez lui en
Palestine. Ce qu’ils veulent, c’est nous écœurer au point
que nous n’ayons plus envie d’y retourner. Nous forcer
à renoncer à tout.
En 1978, ma mère nous a suppliés de retourner en
Palestine. Elle est allée à Jérusalem. Elle a sonné à la
porte de sa maison à Qatamoun et c’est une femme,
grande, belle, blonde, une Polonaise qui lui a ouvert.
Pensant pouvoir éveiller de l’empathie chez cette étran-
gère, elle lui expliqua que la maison était celle de sa
famille, mais l’autre devint agressive : c’était « sa » mai-
son à elle, puisque le gouvernement israélien la lui avait
offerte ! En d’autres termes : les autorités s’étaient appro-
prié notre maison et l’avaient donnée à une famille
d’immigrants ! D’émotion, ma mère perdit l’équilibre.
La femme lui offrit un verre d’eau et la fit entrer. Et
là, ce fut le choc : rien, absolument rien n’avait bougé !
Les meubles étaient à leur place. Quelques photos de
famille avaient été retirées des murs. C’était comme
si ces personnes s’étaient installées dans une maison
louée pendant des vacances. Comme s’ils savaient,
au fond d’eux-mêmes, qu’elle ne leur appartenait pas,
qu’ils l’avaient volée. Il faut avoir le cœur sec pour être
capable de vivre dans les affaires de quelqu’un d’autre
aussi longtemps.
Toute notre maison à Santiago respire la Palestine :
objets, tableaux, broderies, carte de Palestine et pho-
tos de Beit Jala, Bethlehem et Jérusalem au-dessus de
mon bureau. Elle est dans la nourriture que je prépare,
dans la langue que j’apprends à mes enfants 32 . Ils savent
qu’ils ont des origines palestiniennes, mais ils sont
chiliens. Comme moi qui suis un Chilien de plus. Mais
eux ne veulent pas vivre en Palestine alors que moi j’en
rêve parce que j’ai été jeté dehors, je n’ai pas eu le choix.
Mais attention à ne pas généraliser : il y a de plus en
plus de Palestiniens, partout dans le monde, qui se
sentent concernés par le retour en Palestine 33 . C’est un
sentiment qui croît, qui s’internationalise. Les jeunes
n’oublient pas. Ils construisent leur vie ailleurs, et peut-
être y resteront-ils tant qu’il n’y aura pas un endroit sûr
où ils pourront s’installer. Mais la Palestine fait partie
d’eux. Bien que d’une façon différente de l’ancienne
génération : moi, je suis un Palestinien devenu chilien,
alors que mes enfants sont chiliens d’origine palesti-
nienne.
Partout, les femmes et les hommes aiment vivre là
où se trouvent leurs racines et celles de leurs familles !
Je ne suis pas une exception : moi aussi j’aimerais ouvrir
les fenêtres de ma maison, celle que mon arrière-grand-
père a construite, et respirer l’air doux de Beit Jala. Moi
aussi je voudrais passer mes vieux jours là où je suis né,
entendre le roucoulement des colombes, goûter au jus
sucré des oranges et manger du pain au thym trempé
dans l’huile d’olive.
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