PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 192

le froid, le réveil fut brutal : le fantasme d’un retour était une chose, la réalité une autre. Il fallait d’urgence trouver un abri ainsi que de l’eau qui manquait cruelle- ment. Les maladies touchaient tout le monde, mais sur- tout les plus fragiles. Toute aide était la bienvenue, et la jeunesse de Beit Jala avait appelé chacun à se mobiliser, l’aide internationale étant très limitée 17 . Nous, les jeunes de Beit Jala, étions choqués. Cho- qués mais réactifs : aussi avons-nous très vite organisé un groupe d’entraide autour des réfugiés, pour trou- ver des terres, leur construire un habitat digne, leur apporter des aliments, les mettre en contact avec des médecins. Nous étions tous opposés à la décision des Nations unies de partager la Palestine en deux parties, pour pouvoir créer Israël. Notre mot d’ordre était : « Si ni lui, ni toi, ni moi n’allumons du feu pour montrer le chemin, d’où va venir la lumière ? ». Nous appelions cela « être patriotes », ce qui signifiait que nous voulions être solidaires avec tous les Palestiniens en opposition au sionisme. Nous étions unis. Les Palestiniens réfugiés étaient comme nous au fond : nous étions tous des vic- times en recherche de justice. Notre vie quotidienne se trouvait encore compli- quée du fait de l’envoi par les pays arabes de quelques unités armées destinées à combattre l’État juif et à nous libérer. Concrètement, cela signifiait qu’à Beit Jala nous devions nourrir, loger et habiller les soldats égyptiens. Finalement, les sionistes furent les vainqueurs grâce à leurs appuis internationaux, tant politiques que mili- taires. Quant à nous, nos soutiens étaient dérisoires. Au fil des mois, puis des années, les camps de réfu- giés se sont transformés en lieux de misère. Toutes les résolutions des Nations unies sont restées lettre morte surtout lorsqu’un groupe de sionistes du Lehi assassina Folke Bernadotte 18 , nommé médiateur de l’ONU pour la Palestine. Ce qui me frappait, c’est que tous considé- raient la question palestinienne non comme une ques- tion de droit au retour d’un peuple 19 , mais comme un problème humanitaire de réfugiés ! Et surtout, les réfu- giés palestiniens sont restés des réfugiés, même si par ailleurs tous ceux qui vivaient en Cisjordanie – annexée par la Jordanie le 24 avril 1950 –, ont obtenu la natio- nalité jordanienne. Pourtant, malgré tout, l’espoir restait vivant. Il était entretenu comme un feu sacré, en famille, entre amis. C’est bien plus tard qu’il s’est éteint définitivement, pour laisser la place à un sentiment de rage mêlée de tristesse. 190 Notre groupe de militants grossissait. Nous expri- mions notre mécontentement à haute voix, nous nous opposions à l’idée de nous résigner à ce que l’on nous prenne ce qui était à nous pour le donner à quelqu’un d’autre, à des étrangers. Et cela fit de nous des contra- dicteurs et de nos manifestations un délit aux yeux des autorités jordaniennes. Femmes et hommes, Jorda- niens et Palestiniens du groupe, nous avons tous connu la prison : les femmes dans les prisons en ville, les hommes à Bethlehem en territoire palestinien, ensuite à Irbid et à Mafraq dans le nord de la Jordanie, puis à al-Jafer dans le Sud. Nous vivions sous des tentes dans un campement en plein désert, sans cellule, sans porte – personne ne s’échappe du désert – et dormions sur un matelas, blottis sous quatre couvertures. La tempé- rature, en été, montait jusqu’à 50 °C, et descendait à – 10 °C en hiver. Le froid a fait qu’une nuit, j’ai eu les pieds gelés, à tel point qu’en me réveillant je me suis écroulé, ne tenant plus sur mes jambes ; il a fallu me faire des injections pour que je puisse enfin me mettre debout. Nous étions considérés comme des prisonniers politiques, séparés des prisonniers communs. Nous y restions en moyenne six mois, puis on nous relâchait et on venait nous chercher quelques mois plus tard pour un nouveau séjour de quelques mois. La première fois j’avais seize ans, la seconde vingt ans. En additionnant toutes les incarcérations, j’ai fini par passer près de huit années derrière les barreaux. Toute ma jeunesse. Ce qui m’a sauvé, en quelque sorte, c’est qu’un membre de ma famille a eu un poste au ministère de l’Intérieur jordanien. Il a demandé qu’on me relâche, et on m’a rendu ma liberté à une condition : que je quitte le territoire. À choisir entre la prison et l’exil – mais un exil sans possibilité de retour comme je l’ai appris plus tard – j’ai préféré prendre la direction de l’Amérique du Sud : l’une de mes sœurs avait quitté Beit Jala pour le Chili en 1951 et elle pouvait m’accueillir. Elle n’avait pas choisi par hasard ce pays caché der- rière la cordillère des Andes : dès la fin du xix e  siècle 20 , le Chili avait attiré plusieurs milliers de Palestiniens, en raison des risques encourus par les garçons chrétiens 21 sous la domination ottomane 22 . À partir de 1914, tous les hommes jeunes étaient susceptibles d’être enrôlés, jusqu’à l’âge de 45 ans 23 . La plupart venaient du triangle Beit Jala 24 , Beit Sahour, Bethlehem et étaient chrétiens grecs-ortho- doxes 25 . Ma famille, les Shahwan, avait fait partie des premiers migrants 26 . J’ai donc pris la même route que Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 190 20/02/2019 13:38