PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 190
politique de la Palestine depuis 1922 : ils laissaient les
mouvements sionistes s’armer alors qu’il suffisait à un
Palestinien d’être arrêté avec un canif pour être jeté en
prison. Et ceux qui s’opposaient au mandat britannique
finissaient souvent pendus, comme l’avaient été Fu’ad
Hijazi, Mohammad Jamjoom et ‘Atta al-Zir, le 17 juin
1930 à Saint-Jean d’Acre 9 . Puis vint la décision de la
partition de la Palestine aux Nations unies, en 1947 10 ,
qui donna naissance à la guerre. Une guerre injuste où
nous Palestiniens avions tout à perdre, et les sionistes
tout à gagner 11 . Au milieu des combats, ma mère avait
préféré déménager dans notre maison de Jérusalem,
elle s’y sentait en sécurité. Mais en avril 1948, lorsque
les groupes armés sionistes ont attaqué les quartiers
arabes de l’Ouest, dont Qatamoun, nous avons dû fuir
pour nous cacher dans les collines environnantes 12 .
Dans la précipitation, ma mère laissa la radio allumée,
et je l’entends encore répéter 13 :
– J’aurais dû couper la radio ! L’électricité coûte
cher !
Mais la radio a continué de grésiller ce jour-là et
plus jamais nous n’avons pu rentrer à la maison. Cette
image me blesse encore profondément aujourd’hui
quand je pense à ma mère, fermant consciencieusement
la porte derrière elle, enfouissant la clé dans sa poche :
elle n’aurait jamais pu penser qu’on l’empêcherait un
jour de rentrer chez elle !
Par chance, d’après le plan de partage, Beit Jala
s’est retrouvé du côté palestinien 14 , et nous avons pu y
retrouver notre maison. Mais notre vie s’est arrêtée à ce
moment-là, et nous ne le savions pas encore. Les routes
étaient bondées. Des centaines, puis des milliers de
Palestiniens affluaient en provenance de villages situés
à l’ouest de Bethlehem. Et le flux s’est encore accentué
davantage quand les Anglais sont finalement partis le
15 mai 1948, et que l’état d’Israël a entériné son exis-
tence.
C’était affreux : les gens étaient transis de peur, car
les groupes sionistes armés attaquaient et massacraient,
tels des envahisseurs, sans faire de quartier. Pour tous
les réfugiés, Beit Jala représentait la sécurité : la guerre
était en quelque sorte restée au-dehors, à deux kilo-
mètres seulement du village, mais au-dehors.
Soixante-dix ans après 1948, je ressens encore une
colère douloureuse me bloquer la poitrine, mais aussi
un sentiment d’impuissance face à ce que nous avons
appelé la Nakba, la catastrophe. Notre catastrophe.
Une histoire terrifiante qui fut longtemps étouffée,
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effacée, voire ignorée 15 parce que les vainqueurs, ceux
qui ont construit Israël – alléguant qu’il s’agissait de la
volonté de Dieu –, avaient décidé qu’ils ne laisseraient
circuler qu’une seule et unique version des faits : la leur.
Partir pour échapper aux conquérants, en laissant
absolument tout sur place, n’était pas un acte anodin
pour les Palestiniens des villages voisins de Beit Jala :
la violence dont ils avaient été victimes s’exprimait sur
tous les visages. Du haut de mes treize ans, je savais ce
qu’il en était depuis que nous avions dû quitter Jérusa-
lem précipitamment, et je voyais maintenant toutes ces
personnes se regrouper, par famille, par quartier, par
village, et les camps de réfugiés prendre forme petit à
petit. C’étaient des gens éduqués, des citadins et des
paysans, des chrétiens et des musulmans qui, du jour
au lendemain, avaient dû abandonner leur vie et tout ce
qu’ils avaient construit depuis des générations. Parfois,
ceux qui étaient partis à la hâte essayaient de retourner
chez eux la nuit, pour récupérer qui un matelas, qui
des couvertures ou des biens précieux, mais beaucoup
n’en revenaient pas : ils étaient exécutés en route. Et les
mines savamment cachées dans les maisons ou sur les
chemins faisaient énormément de victimes. David Ben
Gourion l’avait dit très clairement dès juillet 1948 :
« nous devons tout faire pour nous assurer qu’ils (les
Palestiniens) ne reviendront jamais dans leurs mai-
sons 16 . » Il aurait suffi de l’écouter pour comprendre :
mais comment pouvions-nous imaginer une telle
cruauté ?
Je n’arrivais pas à saisir pourquoi, au nom de la créa-
tion de l’État d’Israël – que le monde entier considérait
comme « grandiose » –, nous, les habitants de ces villes
et de ces collines devenions des obstacles. Je ne pou-
vais pas concevoir que notre élimination soit devenue
une « évidence » aux yeux de tous, et notre souffrance
« secondaire ». J’avais le cœur en miettes en voyant les
enfants et adolescents comme moi chercher les pères
et les mères qu’ils avaient perdus dans la précipitation.
Ils faisaient passer tous les jours entre 15 heures et
17 heures sur les ondes de Radio Jérusalem des mes-
sages pour retrouver leurs proches. Nous les jeunes de
Beit Jala, nous sentions concernés – nous savions peut-
être inconsciemment que notre tour viendrait plus tard
– et avions décidé qu’il était de notre devoir de les aider
à se retrouver.
Le printemps 1948 est passé, puis l’été. Et l’es-
poir d’un retour restait entier. Mais l’argent emporté
se tarissait et, lorsque arrivèrent la pluie, la boue et
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