PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 19
de Safad, la machine à coudre de sa mère calée au-dessus de sa tête : « Dâr, dâr abûna, wâ jayîn al
ghuraba ytardûna (cette maison est celle de notre père et les étrangers viennent nous en expulser) ».
L’arrière-fond de tous ces récits de fuite est la peur du massacre. Rushdieh al-Hudeib est une
survivante du village de Dawaimeh à l’ouest de Hébron dans lequel un bataillon de l’armée
israélienne en a commis un dans les derniers jours d’octobre 1948 (après la fondation de l’État),
qui coûta la vie à près de cinq cents civils. Il eut lieu plus de six mois après celui de Deir Yassin,
perpétré par des groupes sionistes paramilitaires que la propagande sioniste avait instrumentalisés
pour effrayer les Palestiniens et les pousser à abandonner leurs villages. Deir Yassin avait eu un
effet traumatisant sur la population palestinienne 4 , ainsi que le raconte Sohaila Shishtawi.
Malgré le traumatisme collectif causé par ces massacres, environ 150 000 Palestiniens sont restés
dans leurs villes et villages lorsque ceux-ci se sont trouvés intégrés au territoire du nouvel État
d’Israël. Tour à tour, Samira Khoury de Nazareth et Souad Qaraman à Haïfa témoignent de la
vie sous loi martiale, des recensements et de l’apartheid administratif imposé aux Palestiniens.
Après la déchirure de 1948, les Palestiniens affrontent une multitude de situations juridiques
en particulier pour ce qui réglemente leur résidence dans les différentes parties de la Palestine
historique et dans les pays hôtes 5 . Dans un monde régi par des États-nations, ils ont été pri-
vés d’une nationalité palestinienne, qui aurait pu les unir et les définir. Les récits d’Umaïma
al-‘Alami et de Tamam al-Ghul qui sans autorisation spéciale d’Israël ne peuvent se rendre
à Jérusalem, où elles sont nées, sont édifiants. En découle le rapport très particulier que les
Palestiniens entretiennent avec leur document d’identité et surtout avec leur passeport. Feissal
Darraj le souligne à travers son histoire d’homme dont « depuis sept décennies l’existence a
été confisquée ».
« La terre, métaphore par excellence de la permanence »
La terre occupe une place particulière dans un grand nombre de récits 6 , car elle représente un
enjeu central dans le conflit entre la population palestinienne indigène et les ambitions du mou-
vement sioniste dès la fin du xix e siècle. Les idéologies colonialistes de peuplement partagent le
leitmotiv d’un territoire vide. Ainsi, l’idéologie sioniste décrivait la Palestine comme « une terre
sans peuple pour un peuple sans terre 7 ».
Le récit de vie de Souleyman Hassan du petit village de Kafr Laqif en Cisjordanie reflète la
constance d’un agriculteur, fortement attaché à sa terre et ses oliviers. Il se saisit de tous les
moyens légaux pour faire valoir son droit de propriété face aux colons après l’occupation de
1967. Lors de la guerre de 1967, fort de l’expérience des réfugiés arrivés dans son village en 1948,
Souleyman avait réussi à convaincre presque tous les villageois de Kafr Laqif, chassés par l’armée
israélienne, de retourner au plus vite chez eux. On trouve le même attachement à la terre chez
l’enseignant agricole ‘Abd al-Rahman al-Najjab, qui insista, toute sa vie durant, sur l’importance
de l’autonomie dans la production agricole.
4. Deir Yassin a été attaqué par l’Irgun, le Stern Gang et le Palmach, couverts et soutenus par la Haganah, le 9 avril 1948. Le
massacre qui s’y est déroulé a été qualifié par les services de renseignement sionistes de « facteur d’accélération décisif » dans
l’exode des Palestiniens (Benny Morris, Victimes : histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Paris, Éditions Complexe, 2003,
p. 229-232).
5. Voir J. Al Husseini et A. Signoles (dir.), Les Palestiniens entre État et diaspora : le temps des incertitudes, Paris, Karthala,
2012.
6. Nadine Picaudou (dir.), Territoires palestiniens de mémoire, Paris, Karthala/Ifpo, 2006, p. 27.
7. Pour le mouvement sioniste, ce slogan a été formulé par Israël Zangwill vers la fin du xix e siècle (E. Saïd, The Question of
Palestine, New York, Vintage Books, 1979, p. 9), mais Lord Shaftesbury est probablement le premier à l’avoir énoncé à propos
de la Palestine au milieu du xix e siècle.
Falestin Naili
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