PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 182
passaient dans les rangs, faire en sorte que les quarante
élèves ouvrent leur parapluie à l’intérieur de la classe au
même moment, ou qu’ils cassent un verre en le jetant
à terre à un instant précis… J’étais celle qui orchestrait
tous les mauvais coups, et j’ai bien connu le bureau du
directeur… J’en étais fière !
Un jour, la professeure principale convoqua mon
père et lui conseilla de « m’envoyer à Bethlehem », ce
qui voulait dire « à l’hôpital psychiatrique ». Mon père,
impassible, lui répondit qu’il lui conseillait de lire des
livres sur les enfants surdoués, qu’elle apprendrait sans
doute beaucoup de choses. Je jubilais. Tous les pro-
fesseurs me traitaient d’incapable, et lui les renvoyait
à leur incapacité de voir que j’étais « différente » et
que c’était là ma richesse. Sentir qu’il nous défendait
constamment nous rendait forts, nous, ses enfants. Il
savait toujours comment répondre à ceux qui se plai-
gnaient de mon caractère effronté. À cet oncle par
alliance, un politicien, mari de ma tante, qui lui rap-
portait, furieux, que je l’avais critiqué publiquement et
que je méritais une punition, il avait répondu :
– Mes enfants sont des esprits libres, ils ont le droit
de dire ce qu’ils pensent. Si vous voulez discuter avec
Ilham, elle se trouve juste à côté.
Jamais il ne leva la main sur aucun de nous. Et
quand il se fâchait, il nous fixait et disait « tss, tss… »
en secouant la tête… et nous filions en ayant fait notre
profit de la leçon.
S’il y avait quelque chose qui me calmait, c’étaient les
livres. À la maison, il y en avait partout, même dans les
étagères au-dessus des portes des chambres, des romans,
des essais, des contes, des dossiers sur les préparations
pharmacologiques, des ouvrages anciens qui provenaient
des bibliothèques de nos ancêtres… et aussi des récents,
en arabe et en anglais, que nous empruntions pour trois
sous, au coin de la rue. Le soir, mes sœurs, mes frères et
moi avions un rituel : ma grande sœur Hiyam nous lisait
la première page d’un livre, et nous devions le finir seuls,
et le lui résumer ensuite. Cela stimulait d’autant plus
notre imagination que nous avions les combles remplis
d’objets anciens et cassés qui nous servaient de décor
pour mettre en scène des histoires incroyables. Quant
à mon père, à peine avait-il passé le pas de la porte qu’il
nous faisait faire en jouant des exercices de calcul men-
tal : (((((15 + 9) x 3) + 7) x 6) : 2) ? Résultat : nous lisions
tous beaucoup et étions bons en maths !
L’un de mes moments préférés, c’étaient les soirées
poésie : nous étions assis en cercle, et l’un de nous réci-
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tait un vers, puis son voisin devait prendre le dernier
mot pour enchaîner sur le suivant, et ainsi de suite.
Apprendre des poèmes a toujours fait partie de notre
culture.
Le premier livre « de grands » que j’ai lu était signé
de l’écrivain égyptien Moustafa Mahmoud 11 . Ce qui
est drôle, c’est qu’aujourd’hui il soit connu comme
islamiste, alors qu’à l’époque il soutenait que Dieu
n’existait pas. Pour l’adolescente contestataire que
j’étais, cette théorie tombait à pic. De toute façon,
j’avais décidé que je n’accepterais plus aucune autorité.
Je n’avais plus confiance en rien, sauf en mon père, et,
à ses yeux, l’accès aux études était une priorité. C’était
le message qu’il nous transmettait, aux garçons comme
aux filles : « Personne, même pas un mari, ne remplace
l’éducation ! », disait-il. Et, même les rebelles comme
moi avons écouté ses conseils.
Le 3 juin 1967, ma petite sœur Shadiya terminait sa
première année d’université en archéologie et sociolo-
gie au Caire. À la maison, nous étions rivés à la radio et
écoutions Ahmad Said, l’animateur égyptien d’un pro-
gramme extrêmement suivi à l’époque, lorsqu’il nous
annonça que les Israéliens avaient bombardé l’aviation
égyptienne 12 . La guerre venait d’éclater. Immédiate-
ment, Shadiya et moi avons couru vers le commissariat
de Naplouse pour demander à être entraînées, car nous
étions prêtes à défendre notre ville contre les Israéliens.
Nous n’étions pas seules. Le policier à qui nous nous
sommes adressées était jordanien 13 , il nous envoya
au collège Ayshiyeh, à l’extrême est de Naplouse, où
il promit de venir nous chercher un peu plus tard.
À Ayshiyeh il y avait déjà près de deux cents jeunes.
Nous avons attendu, attendu, et finalement, à la fin de
la journée, nous avons rappelé la police.
– On arrive ! ont-ils répondu.
Mais personne n’est venu. Nous avons rappelé, en
vain.
La lumière du jour disparaissait, et nous espérions
toujours, quand un voisin de l’école nous rapporta
que des chars avaient pénétré dans la ville. Au début,
ils arboraient le drapeau irakien et les habitants les
applaudissaient… mais soudain, les soldats s’étaient
mis à tirer et tous avaient compris qu’il s’agissait en fait
de chars israéliens.
La salle des professeurs était grande, nous l’avons
investie, et, après en avoir fermé les volets, nous nous
tînmes debout, serrés les uns contre les autres, en
silence. Debout, parce que l’espace était malgré tout
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