PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 177
Rentrer chez soi, en Palestine
Ilham Abughazaleh, 79 ans
Ilham
LIBAN
Damas
Saint-Jean d’Acre
SYRIE
Haïfa
Nazareth
Jaffa
Naplouse
Tel-Aviv
Ramleh
Jérusalem
Gaza
Bethlehem
Le Caire
Je suis d’une famille de pharmaciens et de
médecins de Naplouse, dont la demeure, à l’entrée de
la vieille ville, était l’une des plus anciennes. Bien que
tous ses frères aient suivi la même voie, mon père, lui,
avait choisi un autre métier : il était devenu économiste.
Ce n’était pas banal au milieu des années 1920. Il avait
cette passion et surtout, il n’avait pas envie de rester
dans le cocon familial ; il avait donc demandé d’aller à
Jaff a, une ville ouverte sur la Méditerranée 3 , grouillant
d’intellectuels et d’artistes égyptiens, libanais, syriens
et européens. C’est à Jaff a que mon père rencontra ma
mère, originaire de Ramleh, une localité voisine. Il
avait acheté une propriété de 300 dunums (30 ha) en
dehors de la ville à Ras el-Ein, dans l’idée de produire
des fruits et de s’assurer ainsi un revenu régulier qui lui
permettrait de payer les études de ses enfants.
Je suis née à Jaff a une nuit de 1939, une nuit noire
comme l’encre, une nuit où les avions de Mussolini
bombardaient les troupes anglaises 4 sur la côte palesti-
nienne. Un peu avant minuit ce jour de décembre, mon
père était sorti en courant, avait traversé les champs sous
les grondements d’un ciel déchaîné, pour aller chercher
la sage-femme, qui avait eu peur de sortir. Mais il avait
insisté, insisté, jusqu’à ce qu’elle fi nisse par accepter. J’ai
N
Beyrouth
ÉGYPTE
LE
Amman
Il y a chez elle une force incroyable, une résilience
à toute épreuve qu’elle transmet de sa voix rauque de
fumeuse malgré son histoire dramatique. Parce que ce qui
l’avait fragilisée, fait trembler et se sentir sans défense lors-
qu’elle était une enfant s’est transformé en un don : celui de
savoir partager son expérience avec des mots, juste avec des
mots. Les mots d’une femme secouée, cassée qui est devenue
professeure, conférencière, écrivaine, féministe et cofonda-
trice d’ instituts d’ études pour femmes 1 . Aujourd’ hui elle
fait partie de celles qui forcent le respect par ce qu’elles
dégagent d’ immensément humain.
Sa plus grande fi erté, c’est de vivre en Palestine 2 ; et sa
plus grande joie de pouvoir dire, chaque fois qu’elle est à
l’ étranger : « Je rentre à la maison ! »
JORDANIE
Hébron
ISRAËL
PROCHE-ORIENT
EN
1949
100 km
grandi à quelques mètres d’un verger qui sentait les agru-
mes et les bananes ; et je contemplais la mer du toit de
notre maison.
Mon père élevait des pigeons blancs qui volaient
en grappe et dessinaient des fi gures dans le ciel avant
de rentrer se poser sur un arbre du jardin. Il était un
joueur invétéré de tawla (dont les règles sont proches
du backgammon) ; il réunissait souvent des amis – peu
importait leur religion, ils étaient musulmans, juifs et
chrétiens – pour des parties qui se prolongeaient très
tard dans la nuit. Deux ou trois fois par semaine, nous
allions pique-niquer sur la plage avec tous les enfants
du voisinage. Nous nous allongions sur des couvertures
ou à même le sable, et j’observais surprise les offi ciers
britanniques, assis, presque nus, sur des chaises autour
d’une table et qui jouaient aux cartes en écoutant la
radio. Je me demandais pourquoi certains d’entre eux
avaient la peau foncée. J’ai su plus tard qu’ils venaient
d’Afrique et de l’Inde, qu’ils faisaient partie de l’Empire
britannique et étaient enrôlés dans l’armée anglaise.
Ilham
MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 175
175
20/02/2019 13:38