PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 172
Ligne de train Jaffa-Jérusalem, vers 1935
lors de la réunion extraordinaire : laisser les habitants
vivre dans leur village, les agriculteurs accéder à leurs
terres en Israël (juste à leurs terres, pas au-delà…) ; mais
il déplacerait également la ligne de démarcation de
200 m à l’intérieur du village, annexant de ce fait seize
maisons de Battir. Hassan Moustafa accepta, l’accord
fut conclu.
Bien sûr, c’était mieux que de tout perdre. Mais
nous avons rapidement mesuré à quel point la voie
ferrée nous manquait et combien, sans elle, nous
étions soudain coupés du reste du monde et surtout
de Jérusalem. De plus, vu la situation d’insécurité et
les attaques de villages dont nous entendions parler, les
Battiri n’étaient pas rassurés et beaucoup hésitaient à
revenir. Hassan Moustafa est donc allé les chercher en
les rassurant. On raconte que l’émir de Transjordanie,
Abdallah I er , lui aurait prêté des camions de l’armée jor-
danienne pour les transporter. Ce n’était pas simple,
étant donné que les Israéliens avaient rapidement ins-
tallé des barbelés et que pendant quelques semaines, ils
avaient même imposé un couvre-feu.
Puis les tensions ont disparu ; l’école des garçons,
attenante à la gare, a repris ses cours, et la frontière
n’a plus existé que par la présence de six ou sept sol-
dats israéliens qui ont fini par nous demander du thé,
du café ou des figues. Mais ils ne restaient jamais très
longtemps et étaient souvent remplacés par d’autres…
Redonner vie au village une fois qu’il avait été
coupé de Jérusalem était un défi. Heureusement, dès les
années 1950, les villageois se sont engagés à moderniser
Battir, ils ont rénové le système d’irrigation, construit
une école pour filles 14 , ouvert une clinique, installé le
téléphone, créé un bureau de poste… Toute action était
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réfléchie et décidée par la communauté, dans un véri-
table esprit de coopération. En peu de temps, la pros-
périté du village est devenue un exemple pour toute la
région, influençant d’autres communes. Quant à moi,
j’ai repris le chemin de l’hôpital Saint-Jean, mais je
m’y rendais par la route en faisant le grand tour par
Bethlehem. C’était très long, je ne rentrais que les fins
de semaine. Je me suis marié, et j’ai eu quatre garçons
et six filles, tous sont restés au village. J’ai suivi une
formation et pu obtenir un diplôme en ophtalmologie.
L’hôpital a déménagé en 1960, pour s’installer cette fois
sur la route de Ramallah, à Jérusalem-Est.
L’expérience communautaire nous a rendus
confiants en l’avenir. Pourtant Hassan Moustafa res-
tait vigilant, il ne baissait pas la garde. Il travaillait à
l’Unrwa de Beyrouth, mais rentrait souvent rejoindre
sa femme, son fils et ses trois filles. Il est mort subite-
ment en 1961 à l’âge de quarante-sept ans. Au moins, il
n’a pas été témoin de l’occupation israélienne de Battir,
après la guerre des Six-Jours, en 1967.
J’étais à Jérusalem à ce moment-là, et ma famille
était à Battir. Ma femme, comme tous les gens du vil-
lage, a emmené les enfants se cacher dans des grottes,
au flanc de la montagne. Ils n’y sont pas restés long-
temps, les combats ont vite cessé. Puis l’État d’Israël a
annexé Jérusalem-Est et, comme c’était là que je vivais,
j’ai fait partie de ceux à qui Israël a proposé la citoyen-
neté israélienne. J’ai refusé, comme la plupart des
Palestiniens qui y habitaient. Ils ont alors trouvé un sta-
tut spécial pour nous : celui de « résident permanent de
Jérusalem ». C’est ce qui figure sur notre carte d’iden-
tité bleue 15 . Les habitants de Battir, eux, n’ont pas eu
de carte bleue, ils ont reçu une carte verte. Au début,
cela voulait dire qu’il fallait détenir une carte bleue
pour pouvoir résider à Jérusalem, et que la verte ne per-
mettait que de s’y rendre. Aujourd’hui, une personne
ayant une carte verte ne peut aller à Jérusalem qu’avec
une autorisation spéciale extrêmement difficile, voire
impossible, à obtenir.
Après 1967, travailler au village est devenu com-
pliqué. Je connais quelques voisins qui avaient la carte
bleue et sont partis chercher du travail en Israël, surtout
dans le bâtiment. Mais le chômage augmentait, et nous
étions tous très préoccupés.
Nous avons perdu des terres, car les colonies comme
Har Gilo, Betar Illit ou Givat Yaël avancent, inéluc-
tablement, comme progressent aussi les plantations
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