PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 171
C’est que les habitants de Battir sont essentiellement
des agriculteurs depuis l’époque cananéenne. Des culti-
vateurs inventifs, puisque, vivant sur le flanc des col-
lines, ils avaient construit il y a plus de deux mille ans
des murets en pierre 6 , créant des cultures en terrasses et
un réseau très perfectionné d’irrigation. Les familles de
Battir se sont organisées pour que chacune puisse avoir
accès à l’eau de manière équitable.
En 1948, pratiquement toute l’activité économique de
Battir était tournée vers Jérusalem, où nous vendions nos
citrons, oranges, pommes, figues, olives… mais surtout
les aubergines, notre spécialité, petites et sucrées, dont la
réputation dépassait nos frontières. Tous les matins vers
4 heures, le train 7 s’arrêtait à la gare de Battir, menant
jusqu’à Jérusalem les hommes et les femmes chargés du
produit de leurs récoltes, et le soir, vers 16 heures, il les
ramenait. Le trajet durait moins de quinze minutes : on
avait juste le temps de fumer une cigarette !
Contrairement à mon père, qui était agriculteur, j’ai
choisi de me tourner vers la médecine. J’avais commencé
depuis trois ans, en tant qu’élève infirmier à l’hôpital
ophtalmologique de Saint-Jean-de-Jérusalem qui était
tenu par une fondation religieuse britannique 8 . J’avais
beaucoup d’amis parmi mes collègues anglais, et je les
invitais volontiers à Battir les fins de semaine.
En 1948, l’armée israélienne est entrée de force dans
l’hôpital qui a dû déménager et s’installer dans la vieille
ville de Jérusalem 9 . J’ai alors senti qu’il fallait rentrer
rapidement à Battir, où j’ai rejoint un petit groupe
d’hommes aux côtés de Hassan Moustafa. Nous avions
quelque dix-huit vieux fusils à notre disposition, c’est-
à-dire pas grand-chose, mais notre motivation était
grande. Suffisante en tout cas pour intimider les Israé-
liens qui ne nous ont pas pris Battir.
Un an plus tard, au printemps 1949, lors des labo-
rieuses négociations d’armistice, Hassan Moustafa
travaillait à la Croix-Rouge, ce qui l’amenait souvent à
Jérusalem et à Amman, où se déroulaient les pourpar-
lers. Il y rencontrait beaucoup de monde. Très vite il
comprit que les négociations entre Israéliens et Jorda-
niens allaient aboutir à des compromis et que les consé-
quences sur Battir pouvaient être désastreuses. Ses
craintes furent confirmées puisque, lors de la signature
de l’armistice à Rhodes le 3 avril 1949, il fut décidé que
Battir – comme la ligne de chemin de fer –, qui fai-
sait partie du « no man’s land », zone comprise entre les
lignes de démarcation jordanienne et israélienne, allait
devoir être évacué pour être cédé aux Israéliens.
Hassan Moustafa avait le sens du politique et il
pouvait être persuasif. Il ne croyait pas au hasard, il
savait que pour survivre, il fallait agir et non attendre.
Il approcha certains hauts responsables jordaniens qui
participaient aux négociations et réussit à en convaincre
un certain nombre de ne pas abandonner Battir. Puis
avec un groupe d’hommes du village, vingt-trois au
total, dont je faisais partie et auquel s’étaient joints
des officiers de la Légion arabe (l’armée jordanienne)
mécontents de l’issue des négociations, il organisa sa
ruse, comme une pièce de théâtre. L’astuce consistait à
faire croire que le village, encore peuplé, avait ses habi-
tants prêts à tout pour le défendre, alors qu’en fait il était
quasi vide : tous les matins, les hommes allumaient du
feu dans chaque foyer, étendaient le linge, riaient et par-
laient fort, faisaient claironner la radio, sortaient faire
paître les animaux, allumaient les bougies la nuit… Et
c’est ainsi que ces hommes ont dissuadé les forces israé-
liennes d’intervenir et de prendre le village. La ruse, je
vous dis, inspire les hommes face à la toute-puissance
du glaive. La ruse a changé la psychologie du combat,
elle a permis de gagner, sans verser une seule goutte de
sang et a fait de Hassan Moustafa un symbole de la
résistance non violente à l’armée israélienne 10 . Même les
anciens lui vouaient un immense respect. Ce qui fait
que deux semaines après la signature de l’armistice, le
18 avril 1949, une réunion extraordinaire eut lieu, où
l’on décida du devenir des villages de la région : Beit
Iksa, Qattanah et Battir restaient palestiniens 11 , al-Wa-
laja, al-Jura, ‘Ayn Karim 12 et la ligne de chemin de fer
étaient cédés aux Israéliens. Battir était sauvé.
La date que personne n’oubliera à Battir, c’est le
1 er mai 1949. Ce jour-là, Hassan Moustafa avait ren-
dez-vous avec les Israéliens, en bas dans la vallée, là où
se trouvait la gare. Il y est allé avec six autres hommes.
Les Israéliens étaient venus en nombre.
On raconte qu’en partant, ce matin-là, notre héraut
aurait dit adieu à sa femme, ne sachant pas quelle
issue serait réservée ce face-à-face. En arrivant, il avait
demandé à parler au commandant Moshé Dayan, et
l’officier israélien à qui il s’adressait aurait eu l’air très
étonné : Dayan était une personnalité importante qu’on
ne déplaçait pas aussi facilement. Il quitta pourtant
Jérusalem pour rencontrer Hassan Moustafa.
Dayan aurait expliqué que la priorité pour lui,
c’était la voie ferrée 13 et la sécurité des trains. Si Has-
san Moustafa lui garantissait qu’il n’arriverait rien aux
trains, il respecterait en contrepartie l’accord décidé
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