PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 169
Le jour où la ruse a sauvé Battir
Hassan Ibrahim Harbouk, 89 ans
La ruse 2 , dit-on, est la marque de la bien-
veillance de Dieu. En tout cas, c’est elle qui a sauvé
Battir, au moment où notre village, à une dizaine de
kilomètres au sud de Jérusalem, aurait pu disparaître
subissant le même sort que 418 autres localités palesti-
niennes depuis 1948. La ruse insuffl e l’inspiration aux
êtres dans leur conduite face à la toute-puissance du
glaive. Cette fois-ci, elle inspira un homme, un fi ls de
Battir, Hassan Moustafa – nous sommes de la même
Hassan
N
Beyrouth
Damas
LIBAN
Beit Iksa
Qattanah
SYRIE
Haïfa
Nazareth
ÉGYPTE
LE
Tel-Aviv
Jaffa
Deir Yassin
‘Ayn Karim
al-Jura Battir
Gaza
Naplouse
Ramallah
Les habitants de Battir (les Battiri) l’appellent nisr :
c’est l’aigle qui a élu les hauteurs du Sud de Jérusalem
pour y construire son nid. L’attraper n’a jamais été possible
et pourtant tous les enfants de Battir en rêvent. Il suffi t au
nisr de déployer ses ailes immenses et de se laisser emporter
par le vent. Tous les ans, il part, les frontières ne l’arrêtent
pas. Tous les ans, au printemps, il est de retour. Parce que
sa maison c’est ici. C’est sans doute pour cela que Battir
veut dire « la maison de l’oiseau », Beit al-Tayr.
Aujourd’ hui, c’est jour de fête. Hassan Ibrahim
Harbouk marie son petit-fi ls, et tous les villageois sont
heureux ; ils oublient pendant quelques heures qu’ il y a
presque soixante-dix ans, en 1948, leur territoire aurait
pu être rayé de la carte.
Dans les ruelles du village construit à fl anc de colline,
les chabab, les jeunes hommes, chantent et dansent le dab-
keh, la danse populaire. Le rythme du daff , le tambou-
rin, les entraîne. Au carrefour d’un chemin ils s’arrêtent ;
la musique s’ intensifi e jusqu’ à ce qu’arrivent les femmes,
dans leurs robes brodées de rouge, si discrètes derrière leur
voile qui vole au vent. Elles chantent elles aussi jusqu’ à ce
que la vallée tout entière ne résonne plus que de joie et de
musique.
Même l’eau chante à Battir. Son gazouillis insolent
coule dans les petits canaux. L’ homme l’a apprivoisée pour
irriguer ses champs, pour qu’elle coule d’une terrasse à
l’autre avant de fi nir en cascade. L’eau chante à Battir
comme chantent ses habitants, fi ers de voir leur village
inscrit depuis 2014 au patrimoine mondial de l’Unesco 1 .
Hébron
Bethlehem
ISRAËL
PROCHE-ORIENT
EN
Amman
Jérusalem
JORDANIE
al-Walaja
1949
100 km
famille, lui et moi 3 . Voici ce que je sais de lui et de sa
légende.
À Battir comme dans la plupart des villages pales-
tiniens, les problèmes ont commencé au printemps
1948, quand les Anglais ont quitté la Palestine. Nous
étions tous sous le choc : nous avions entendu parler du
massacre de Deir Yassin 4 à quelques kilomètres de chez
nous, et avions vu des gens qui s’enfuyaient des villages
attaqués, détruits, vidés par des groupes sionistes. Bat-
tir était sur la ligne du chemin de fer reliant Jérusalem à
Jaff a 5 : nous craignions d’être visés nous aussi. En proie
à la panique, plus des trois quarts de la population
d’un millier d’habitants ont pris la fuite au cours de
l’année 1948 : certains ont traversé le Jourdain, mais
la plupart sont restés dans les environs pour pouvoir
travailler leur terre pendant la journée et dormir la nuit
dans un lieu sûr. Les champs des Battiri ont continué
d’être cultivés. De sorte que jamais les Israéliens n’ont
pu se douter que la peur avait pu dépeupler en grande
partie le village.
Hassan
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