PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 164

insistaient. C’était, disaient-ils, pour mon bien ! Par chance, Mahmoud resta ferme et j’embarquai avec lui pour l’Écosse afin d’intégrer la plus ancienne université du pays 17 . Pour accéder à St Andrews, mon certificat de fin d’études jordanien était insuffisant. Je devais passer un examen d’entrée qu’il me fallut préparer pendant une longue année avant d’être admise en Sciences poli- tiques, économiques et statistiques. Une année au cours de laquelle j’habitais chez Mahmoud, en famille. La seconde année je suis devenue pensionnaire, car mon frère avait quitté l’Écosse pour les États-Unis. J’avais vingt-deux ans. Vivre et étudier vingt-quatre heures sur vingt- quatre à St Andrews fut une expérience qui m’apprit beaucoup. En pension il faut savoir cohabiter avec des personnes de coutumes différentes. Les garçons, par exemple, nous volaient nos sous-vêtements, ce qui nous forçait à aller les leur redemander. C’était justement ce qu’ils attendaient  pour pouvoir entamer une conver- sation. Du coup, je ne réclamais jamais rien, et j’étais sans doute l’une des rares filles à ne pas l’avoir fait. À St Andrews, les élèves venaient de partout, mais lorsque je suis arrivée, j’étais la seule palestinienne. Je m’étais liée d’amitié avec Jane Taylor 18 , qui était char- gée de m’apprendre les règles de l’école, et Madeleine, une Écossaise qui jouait merveilleusement du vio- lon. Quelques années plus tard, elle tomba follement amoureuse d’un chef d’orchestre juif et se convertit au judaïsme. Notre amitié dura jusqu’à la fin de sa vie et la religion ne fut jamais un thème susceptible de nous séparer, au contraire, nous étions fières de montrer l’exemple aux autres. Les samedis de St Andrews étaient dédiés à la géopo- litique, autour d’une tasse de café. Un jour, la guerre en Palestine et la création d’Israël furent même évoquées en présence de plusieurs filles israéliennes, mais elles changèrent vite de sujet : elles savaient que je connais- sais l’autre version de l’histoire, celle des massacres et de la série de souffrances que les Israéliens avaient cau- sées au peuple palestinien, toutes religions confondues, et qu’elles préféraient ne pas voir évoquer. En revenant en Jordanie quatre années plus tard, en 1965, j’ai obtenu un poste à la Banque centrale de Jor- danie à Amman. Ce fut le début d’une longue bataille professionnelle, celle d’une femme dans le monde de l’économie, masculin par définition à cette époque. J’y étais la seule femme (j’en ai fait entrer quelques autres 162 pendant que j’y travaillais), et je n’aurais jamais ima- giné que, dans ce milieu professionnel, j’allais rencon- trer autant d’hommes qui entretenaient l’idée qu’une femme n’était pas « capable » d’être une bonne profes- sionnelle, tout en nous couvrant de sourires et de gen- tillesses. Cela ne m’a pas bloquée ni empêchée d’être, en peu de temps, à la tête de la division du commerce extérieur. Je devais souvent faire face à des « Oh, c’est bien ! » et des « Bravo ! » supposés m’encourager, comme si ces messieurs étaient surpris que je parvienne à faire mon travail… En 1967, lors de la guerre des Six-Jours, je n’étais pas au Proche-Orient. Je venais de me marier et j’avais rejoint mon mari, Abdelrahim Jalal, originaire de Jaffa, à Londres où il se spécialisait en pédiatrie. Nous habi- tions à Golders Green 19 . Plusieurs jeunes sont venus frapper à ma porte ce jour-là : ils collectaient des fonds pour venir en aide à l’armée israélienne. Notre Jérusa- lem et toute la Cisjordanie furent militairement occu- pées par Israël. Lorsque nous sommes rentrés quelques semaines plus tard, la Cisjordanie était perdue et l’ac- cès à Jérusalem impossible, même si les lieux saints res- taient sous la responsabilité du roi Hussein de Jordanie. Nous nous sommes installés à Amman et mon mari est devenu médecin chef de l’hôpital militaire d’Irbid, il était souvent absent pendant de longues périodes. Laisser mes enfants à des inconnus et m’en aller travail- ler dans un environnement extrêmement tendu comme le fut 1970 20 , était particulièrement éprouvant. J’ai donc pris la décision de quitter mon poste à la Banque centrale. Mon directeur a d’abord essayé de m’en dis- suader, puis il m’a proposé un congé sabbatique m’as- surant ainsi de pouvoir reprendre mon travail, ce qui à l’époque était très rare. Quinze ans après, en 1985, mes enfants avaient grandi, et je suis retournée à la banque, mais je n’y étais plus attendue, la direction pensant que j’avais tout oublié. J’ai déposé mon CV au ministère du Plan jordanien et j’ai immédiatement été recrutée. Par la suite, j’ai travaillé pour le ministère du Commerce, pour les Nations unies, j’ai été ministre du Développement social ainsi que séna- trice jordanienne 21 . Je suis encore active au Sénat. Par- tout, j’ai dû batailler pour me faire respecter, m’affirmer, au prix, parfois, de paraître insolente ou insistante. Mais c’était mon devoir. Le devoir d’une femme. En 1999, mon frère Zaki devint le maire de Jéru- salem (amin al-Quds). Auparavant, en 1967, il faisait partie du conseil municipal de la ville sainte et, lorsque Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 162 20/02/2019 13:38