PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 152

appelait les « insurgés » – thuwar), les habitants du kib- boutz et enfin la police britannique. De cette période de révolte, je me rappelle avoir vu le corps d’un voisin retrouvé mort qu’on avait rapporté dans le quartier. À l’école des Frères où j’ai fait mes études primaires, les professeurs étaient les uns religieux, les autres laïcs. J’aimais l’exemplarité des Frères, leur prière tous les matins. Je me suis dit : je veux devenir comme eux. À l’âge de dix ans, en 1943, j’ai donc quitté Nazareth pour me préparer au sacerdoce, au séminaire de Beit Jala, tout près de Bethlehem. Ma mère m’y a accom- pagné. Nous sommes passés par Jénine, pour boire un café sous les orangers, puis avons pris la route de Naplouse jusqu’à Jérusalem et Bethlehem. Et ma mère m’a déposé au séminaire pour douze longues années au cours desquelles j’allais étudier les langues, la phi- losophie, la théologie, la spiritualité… avec vingt autres garçons, jusqu’à être ordonné prêtre, sans jamais pou- voir rentrer à Nazareth : nos parents venaient nous voir. J’étais petit, je ne me souviens pas d’avoir souffert de la séparation. À mes yeux, le séminaire représentait la liberté, les amis, les jeux, les études, les fêtes. On n’y était jamais seul. En 1948, j’étais un adolescent en 5 e   année de séminaire à Beit Jala. De nos salles d’étude comme de l’église, mes compagnons séminaristes et moi enten- dions les tirs de mortier, les grenades qui explosaient alentour. Les Anglais étaient partis et avaient laissé le pays en guerre, entre Palestiniens arabes et Pales- tiniens juifs : à l’époque, tout le monde était encore palestinien. Dès 1947, les groupes de sionistes ont attaqué des villages entiers pour créer la panique chez les Palestiniens et les chasser. Les massacres de Deir Yassin, de Dawaimeh, de Tantoura en 1948 ont fait fuir les habitants par milliers, hantés par les images terrifiantes publiées partout. Très vite, les chefs sio- nistes ont déclaré l’État d’Israël « État juif ». L’autre partie fut annexée par la Jordanie en 1950. À Beit Jala, qui faisait partie de la zone non occu- pée 1 par Israël et qui était rattachée à la Jordanie, les paroisses et les écoles regorgeaient de familles palesti- niennes réfugiées. Qu’ils soient musulmans ou chré- tiens n’importait guère. Après quelques mois, les camps de réfugiés ont commencé à essaimer un peu partout, en Jordanie, au Liban, en Syrie. Certains chrétiens qui avaient dû fuir ont tenté de sauver leurs biens en les donnant à l’Église. Mais ce fut inutile parce que, une fois Israël créé, le Palestinien qui 150 n’était pas sur place était obligatoirement dépossédé, même s’il avait au préalable confié la clé de sa maison à un voisin ou au curé. Si le propriétaire n’était pas dans sa maison, il était considéré comme « absent » et le gou- vernement israélien se l’appropriait. Cette mesure discri- minatoire s’est appliquée à tout Palestinien qui avait dû quitter sa ville ou son village lors du conflit de 1948, même s’il était resté en territoire israélien et même s’il devenait citoyen israélien. Et nombreux sont ceux qui ont depuis tenté de s’approcher de leurs biens perdus, ils se sont retrouvés chassés et insultés par les nouveaux habitants. Dans le même temps, Israël faisait évacuer des maisons habitées par des Palestiniens si dans les années 1920 elles avaient appartenu à des immigrés juifs. Parmi les vingt séminaristes de Beit Jala, nous étions trois à être originaires de Nazareth. Pour nous, 1948 a coupé toutes les relations que nous avions eues jusque-là avec nos familles, car la circulation entre la Cisjordanie et Nazareth était devenue impossible. Les frontières étaient étanches. On avait fait de moi un réfugié. Un réfugié privilégié : je n’étais pas à la rue comme tous ceux qui ont perdu leur maison et se sont retrouvés dans les camps de l’Unrwa 2  ; moi j’étais pro- tégé, nourri et logé… mais un réfugié quand même. Parce que, comme eux, je ne pouvais plus rentrer chez moi. Ce n’est qu’en 1955, lorsque nous avons été ordon- nés prêtres, que j’ai pu me rendre à Nazareth 3 pour deux semaines, après douze années d’absence. Le choc fut rude : quand je les avais quittés, mes frères et sœurs étaient des enfants, je retrouvais de jeunes adultes que je ne reconnaissais pas. Par la suite, j’ai dû m’habituer à l’idée de ne plus pouvoir voir Nazareth. À la mort de mon père, en 1957, je n’ai même pas pu aller à son enterrement ! À l’époque, les autorités israéliennes avaient donné la per- mission aux chrétiens d’Israël de venir une fois par an à Jérusalem et à Bethlehem, pendant une journée, du 24 au 25 décembre après-midi. Tous profitaient de l’occa- sion pour voir leurs parents, les embrasser : c’était plus important que la messe de Noël. En sortant du séminaire, je suis parti à Madaba 4 pendant deux ans, de 1955 à 1957, en tant que vicaire. L’histoire de cette ville m’avait beaucoup inté- ressé parce qu’elle racontait comment s’était construite la cohabitation des chrétiens et des musulmans dans cette région. Madaba avait été fondée en 1878 par des Bédouins chrétiens originaires de Karak. Ils avaient dû quitter Karak à cause d’une affaire de mariage forcé Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 150 20/02/2019 13:38