PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 146
préhension était totale
: comment pouvait-on nier
son existence et l’empêcher de vivre dans sa maison ?
Qui pouvait comprendre ? ! Il voulait que nous soyons
comme lui, invincibles, que jamais nous ne capitulions
devant notre droit au retour, al-‘awda 11 .
Mon père était un homme sévère qui ne laissait pas
sortir ses neuf filles si elles n’étaient pas sous sa propre
protection : il marchait toujours derrière nous, à dis-
tance, son fusil en bandoulière, et il interdisait aux
garçons de nous regarder. Il faut dire que nous étions
plutôt belles. Ma peau était claire comme le lait et ma
chevelure, lisse comme de la soie, descendait jusqu’aux
genoux.
J’avais quatorze ans lorsque ma mère m’envoya livrer
une robe qu’elle venait de finir chez la fille de l’une de
ses clientes libanaises. C’est le père qui m’ouvrit la
porte : en plaisantant, il demanda à son fils Ibrahim ce
qu’il penserait d’un mariage avec une « lune comme
elle » (il parlait de moi). J’étais devenue écarlate… et le
nommé Ibrahim avait l’air tout aussi embarrassé, ce qui
ne l’empêcha pas, en sortant, de s’approcher : il voulait
savoir quel était mon sentiment.
– Moi, je ne peux rien dire, ai-je répondu, c’est mon
père qui décide de ces choses-là.
Trois jours plus tard il venait me demander en
mariage, mais mon père refusa : pas question que l’une
de ses filles épouse un Libanais. Toutes devaient ren-
trer en Palestine, et pour cela, il leur fallait épouser des
Palestiniens. L’orgueil d’Ibrahim accusa le coup, mais
il finit par s’armer de patience, en attendant que ma
mère intervienne en sa faveur… jusqu’à ce que mon
père accepte.
– Qu’elle fasse ce qu’elle veut, je n’en peux plus ! a
fini par lâcher mon père.
Et le mariage eut lieu.
Dix années plus tard, après avoir eu quatre enfants
ensemble, nous nous sommes quittés, chacun repre-
nant son chemin et, à vingt-quatre ans, je suis retour-
née vivre chez mes parents. Où vouliez-vous que j’aille ?
Mon père rencontrait souvent des personnalités
politiques palestiniennes pour envisager la résistance,
imaginer le retour. L’un d’eux, Youssef Obeid, était un
membre du mouvement Fatah, il vivait en Jordanie où il
était déjà marié, et il venait souvent au Liban. C’était un
très proche collaborateur de Khalil al-Wazir (Abu Jihad),
l’un des fondateurs de l’OLP en 1964 12 , et il avait parti-
cipé à la bataille d’al-Karama en 1968, la seule fois où les
Palestiniens et les Jordaniens avaient combattu ensemble
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contre les Israéliens 13 ! Son air sérieux m’impressionnait.
Il avait une dizaine d’années de plus que moi. Un soir,
il est arrivé par surprise, et j’ai vite préparé à manger.
Avant de se mettre à table, il m’a tendu son pistolet :
– Je te confie mon arme, a-t-il déclaré en joignant le
geste à la parole.
Je l’ai prise, elle pesait lourd, et j’ai couru la ranger
dans une armoire que j’ai fermée à clé. Le lendemain
matin, Youssef a bu un café, puis il est allé trouver mon
père. Le mariage a eu lieu en 1969 et nous sommes
partis en Syrie, à Damas où j’ai retrouvé une partie de
mes sœurs et leurs familles : beaucoup de Palestiniens
y avaient immigré après la Nakba, et s’y étaient instal-
lés, certains en ville, d’autres dans un camp 14 . Damas,
Beyrouth et Amman étaient les trois villes-clés pour
les membres de l’OLP 15 à la fin des années 1960. Mon
mari voyageait constamment de l’une à l’autre. C’était
un formateur, à la fois politique et militaire. Quand il
s’adressait à la foule, des milliers de personnes l’écou-
taient en silence. Et quand il s’arrêtait, les hommes, les
femmes, toute l’assistance, du plus grand au plus petit,
l’applaudissait parce qu’il faisait renaître l’espoir. L’es-
poir d’un retour.
Vivre à ses côtés était dangereux, il le savait, et je le
savais. Et j’avais peur, bien sûr que j’avais peur ! Je lui
avais glissé un petit Coran dans la poche, un jour, pour
le protéger : il ne le quittait jamais. Je craignais le pire,
mais en même temps, cela fait partie de notre quotidien
à nous autres Palestiniens. De toute façon, le destin est
dans les mains de Dieu, si la mort arrive, c’est qu’elle
doit arriver. J’ai toujours entouré Youssef, faisant tout
ce qui était en mon pouvoir pour l’aider dans la vie de
tous les jours. Il aimait les plats que je lui cuisinais,
il disait qu’il n’avait rien mangé d’aussi bon. Il man-
geait l’amour. Et même s’il était très occupé, il revenait
toujours chez sa bien-aimée… Mais je n’ai jamais fait
partie du mouvement politique auquel il appartenait.
Ça n’empêche qu’à mes yeux être une femme de com-
battant, c’est être une combattante !
À partir de 1974, les organisations palestiniennes
se sont éloignées des autorités syriennes et nous avons
déménagé en Jordanie en 1976 avec nos trois enfants.
Enregistrés à l’Unrwa à Amman en tant que réfugiés,
nous avons vécu dans le camp de Wihdat 16 , puis dans le
camp de Baqa’a 17 .
En 1979, le frère de mon mari mourut au Qatar de
façon étrange. Youssef, en se rendant aux funérailles avec
cinq autres membres de la famille, avait pris un avion
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