PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 143

Um al-‘awda, « Mère du retour » Halima Mohammad Mustafa, environ 75 ans C’est un rêve. Ce jour de printemps, des oiseaux viennent en groupe nous rendre visite à Fir’im, notre petit village des environs de Safad. Leur plumage est bariolé, bleu, gris et blanc, les yeux se rehaussent d’un trait noir prolongé jusqu’au cou, qui leur fait une sorte de masque, et le rouge du bec est prononcé. Les appels d’un mâle en quête d’une femelle me réveillent. – Des hajal (« perdrix ») ! jubile ma sœur. Il n’y a pas plus beau que le hajal. Il a la taille d’une petite poule, il se dandine en marchant. Dans le lan- gage populaire, un homme qui chasse le hajal, c’est un homme qui veut se marier. Mon père, lui, le chasse pour sa viande. Halima Beyrouth Saïda Tripoli N LIBAN Damas Rafid Tyr Fir’im Haïfa SYRIE Nazareth Gaza ÉGYPTE LE Jérusalem Naplouse Tel-Aviv Jaffa Amman Pour les 750 000 Palestiniens qui ont dû fuir leur lieu de vie en 1948 par peur des massacres, la mémoire est chose sacrée. Sans elle, ils perdent tout, même leur iden- tité. Au début, ils se sont souvenus, mais au fi l du temps, les détails se sont estompés, et c’est l’ imaginaire qui a comblé les lacunes des souvenirs. L’ idée du retour, al-‘awda, est intimement liée à cette mémoire, comme nous le montre le témoignage de Halima et à travers elle, celle de son père. À force d’ être aimée et lointaine, la Palestine devient le lieu qui incarne à la fois la tragédie de ses habitants, la terre la plus fertile, les oranges les plus juteuses, les oliviers les plus solides… mais aussi l’ inaccessible beauté. Soixante-dix ans après la Nakba, ce retour reste lettre morte : il a beau s’être transformé en légende, voire en mythe, il trouve son fondement dans l’une des résolutions qui ont permis à Israël d’être admis au sein de Nations unies le 11 mai 1949 : la résolution 194 (III) relative au Droit au retour qui permet aux réfugiés qui le désirent de regagner leurs foyers le plus tôt possible et vivre en paix avec leurs voisins ou recevoir des compensations en échange. Israël a déjà reconnu cette résolution en 1949. La vraie question n’est donc pas de demander la reconnaissance du Droit au retour, mais l’application d’un document signé par le monde entier il y a soixante-neuf ans 1 . Sinon, c’est reconnaître que la signature d’une résolution n’a aucune valeur. Hébron JORDANIE ISRAËL PROCHE-ORIENT EN 1949 100 km Ce rêve revient souvent. Où que je me trouve, au Liban, où nous nous sommes réfugiés après mai 1948 pour échapper aux massacres 2 , en Syrie puis en Jor- danie, le hajal me suit. Sans doute incarne-t-il cet espoir naïf qu’un retour à la vie normale en Palestine est possible. L’idée, pourtant de plus en plus confuse, que nous allons tout retrouver tel que nous l’avons laissé : la maison, le jardin, les champs. Le hajal est ma réponse de petite fi lle au désastre qui nous touche individuellement et collectivement depuis soixante-dix ans. C’est notre vie d’avant. Du temps où mon père, chasseur et paysan, travaillait la terre pour nourrir sa femme, ses neuf fi lles et son fi ls ; il donnait la moitié de sa récolte au propriétaire. Il cultivait le blé, les len- tilles, les radis, les oignons, la menthe, faisait pousser des fi guiers… Ma mère était couturière, elle fabriquait des robes ou les retouchait quand elles n’allaient plus aux dames de Safad ; qu’elles soient juives, musulmanes ou chrétiennes, elles faisaient indistinctement appel à son coup de ciseau, à ses connaissances de la mode Halima MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 141 141 20/02/2019 13:38