PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 140

recherche pour une alternative au pétrole à la suite du choc pétrolier de 1973. L’Américain me demandait de trouver une personne de confiance, capable d’aller chercher les noix dans une région reculée du Brésil, et d’envoyer 9 000 tonnes de noix à New York par bateau. À l’époque, j’avais l’im- pression que je pouvais tout faire : rien ni personne ne résistait à Mouhyeddin de Gaza ! J’ai donc accepté en me rendant disponible. D’autant que c’étaient les patrons de Ford qui me le demandaient. Je n’avais pas idée de l’enfer qui m’attendait. D’abord, le directeur de Ford envoya une lettre de crédit de 180 000 US$ à la banque du Brésil afin de me garantir que je serais réglé. Puis, laissant ma femme et mes trois enfants à Rio (entre-temps Mona et Magda étaient nées), et le garage entre les mains de mon frère, je suis parti, loin, à São Luis do Maranhão 21 . Et là, ce fut le choc : je débarquais sur une autre planète ! L’air était saturé d’humidité et la zone infestée de jiboias – c’est ainsi qu’on appelle les anacondas en Amazonie et de jacaré, des alligators. En plus on racontait que les indigènes de la région étaient cannibales et qu’ils préféraient la chair des étrangers parce qu’elle était salée… Comme les serpents ne montent pas aux murs, j’y accrochai mon hamac, c’était la seule façon de dor- mir tranquille ! Cueillir le babaçu n’était pas compli- qué, mais pour payer les personnes, l’argent ne servait à rien : à São Luis do Maranhão, on troquait ! Au début, j’ai fait apporter du chocolat, des friandises, des vête- ments et même du vin. Puis, un Américain de la Ford est venu m’épauler ; il est arrivé avec un projecteur et a commencé à projeter des films sur une toile tendue sur un mur dans la rue : de la publicité pour des vête- ments, des robes surtout, qui ont vite suscité l’envie des femmes. Et c’est ainsi que les barils de babaçu ont été échangés contre des robes. Au bout d’une année, après avoir réuni 8 000 tonnes de noix, nous avons tout envoyé au port d’Itaqui et de là, aux États-Unis. Mais les semaines passaient et la lettre de crédit n’était pas débloquée. Les Américains ne payaient pas. J’ai dû prendre l’avion pour rencon- trer mes interlocuteurs en Pennsylvanie : dans leurs bureaux, ils étaient quatre, chacun flanqué d’un avo- cat. Et ils ne comprenaient pas pourquoi je venais sans le mien ! – Je ne suis pas ici pour mentir, ai-je rétorqué, susci- tant un mouvement d’irritation générale. 138 Est-ce que je ne leur avais pas envoyé ce qu’ils vou- laient ? Pourquoi est-ce qu’ils ne payaient pas ? Ils m’ont arrêté net : leur commande était de 9 000 tonnes et je n’en avais envoyé « que » 8 000. Je n’avais pas respecté les termes de l’accord. Je perdais tout, ils ne débourse- raient rien ! En les entendant parler sur ce ton, je me suis senti humilié. Je me suis levé et je les ai observés, l’un après l’autre, comme font les hommes de Gaza, et je leur ai lancé : – Je m’appelle Mouhyeddine al-Jamal, je suis de Gaza. Je suis palestinien. J’ai passé une année en Ama- zonie pour vous, j’ai souffert et vous ne voulez pas payer ? Je ne vais pas me laisser faire… L’un d’eux a répondu que, si je les menaçais, j’irais en prison ! Et j’ai répété : – En sortant de prison je reviendrai, pour me venger ! Heureusement, l’un des quatre, sans doute le plus important, un Allemand, m’a pris de côté pour m’invi- ter à dîner chez lui. Et à peine avais-je passé le pas de sa porte qu’il me remit un télex : ils avaient payé. Au cours de la soirée dans sa magnifique demeure, en présence de sa famille, il parla de ses affaires, de ses mines de charbon entre autres, et me proposa de tra- vailler avec lui en poursuivant la production de babaçu. Mais j’aspirais à autre chose. De retour à Rio, j’appris que les ventes de voitures avaient baissé et que le garage était en train de faire faillite. J’ai donc dû demander à mes interlocuteurs de la Ford d’augmenter le quota de voitures qui m’était normalement alloué, ce qu’ils acceptèrent de faire. Ils ont même appelé le quota « quota pour babaçu ». Par chance, la Ford Corcel II avait été élue « voiture de l’an- née » et se vendait facilement. Mes affaires ont si bien repris que j’ai acheté deux autres concessions, Chevro- let et Volkswagen. Nous travaillions énormément, par- fois dix-huit heures par jour. Ma mère pouvait être fière de moi. Au début des années 1980, j’étais devenu un per- sonnage reconnu de la communauté arabe de Rio de Janeiro, et nous avons créé des liens avec nos homolo- gues d’Amérique du Sud, lançant même une confédéra- tion latino-américaine. On m’appelait souvent lorsque des personnalités arabes venaient en visite au Brésil. Par exemple, c’est moi qui ai accueilli le prince Mohammad de Jordanie en 1983. Il m’a gentiment invité à boire un verre et j’ai demandé du guaraná, le soda national. Le Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 138 20/02/2019 13:38