PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 136
notre vie, une pièce d’identité. Tous les mois, j’emme-
nais Monsieur Schilling en Égypte pour récupérer une
mallette qui contenait en Livres égyptiennes les salaires
des soldats brésiliens engagés dans la FUNU à Gaza. Il
y avait, là-dedans, une très grosse somme, je le savais.
Lors de l’un de nos déplacements, Schilling reçut
un appel de sa femme. Je me souviens de lui, l’atta-
ché-case dans les bras, raccrochant le téléphone et
m’annonçant qu’il devait se rendre en Italie de toute
urgence, et que c’était donc moi qui devais traverser
la frontière avec l’argent, moi tout seul. Il y avait dans
cette sacoche de quoi acheter tout Gaza, et les doua-
niers égyptiens auraient pu tout me confisquer, car pas-
ser des gros montants était interdit. Schilling m’avait
prévenu : si cela m’arrivait, je devais laisser la mallette
aux douaniers et partir. Heureusement, j’ai passé les
barrages sans me faire arrêter. En arrivant à Gaza, j’ai
foncé au bataillon brésilien et je leur ai tout remis.
Lorsque Schilling est revenu de son voyage express,
il m’a convoqué dans son bureau et m’a expliqué qu’il
m’appréciait et que selon lui, il valait mieux partir au
Brésil et qu’il m’y aiderait, car je n’avais aucun avenir
à Gaza. J’étais paralysé. Ma famille comptait sur mon
salaire, et je n’avais pas de quoi me payer une traversée
de l’Atlantique ! Mes arguments ne le dissuadèrent en
rien. Il décrocha son téléphone et appela l’un de ses
amis, le maréchal Lott 15 , qui était ni plus ni moins que
le ministre de la Guerre au Brésil, et celui-ci fit en sorte
que j’obtienne du gouverneur de Gaza 16 un laissez-pas-
ser pour me rendre à Port-Saïd où je devais embarquer
sur un navire de la marine brésilienne. J’ai encore le
document, daté du 15 février 1959, qui m’autorise à
traverser le désert du Sinaï jusqu’au port… un aller
simple, sans retour !
Aux yeux du colonel Schilling, je devais à tout prix
saisir cette chance incroyable : être un civil et voya-
ger sur un bateau militaire n’était pas donné à tout le
monde ! Mais ma mère eut du mal à me laisser partir.
Au début, elle s’y opposa très fermement. J’ai dû pro-
mettre de donner des nouvelles très souvent et de reve-
nir me marier à Gaza avec la femme qu’elle m’aurait
choisie… ce qui finit par la convaincre. J’avais quarante
et un dollars mis de côté, je les ai mis dans mon sac
avec quelques vêtements. Le jour de mon départ, ma
mère attrapa sa poule, la seule qu’elle possédait et qui
lui pondait deux ou trois œufs par semaine, lui tordit le
cou et la fit cuire pour moi. Avec ce geste, elle me don-
nait tout ce qu’elle avait afin que je puisse me nourrir
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pendant le trajet. Elle n’avait pas la moindre idée du
temps qu’allait durer la traversée de l’Atlantique – trois
à quatre semaines…
À Port-Saïd, tout était organisé pour que j’embarque
sur un navire militaire brésilien en direction de Rio de
Janeiro. Au début, je suis resté dans la cale, pour évi-
ter tout problème, mais les militaires brésiliens étaient
chaleureux et ils m’ont très vite intégré à l’équipage, les
soldats m’apportant du feijão preto, des haricots noirs et
du riz. Je n’avais jamais vu de haricots noirs, j’ai sup-
posé qu’ils étaient brûlés ; je les ai donc discrètement
mis de côté et j’ai avalé le riz, ce qui a beaucoup fait
rire les soldats. Nous avons fait escale en Tunisie, à Las
Palmas, au Sénégal et à Recife avant d’arriver à Rio.
Rio, la merveilleuse, ne m’a pas séduit. Le bateau à
peine à quai, tous les militaires sont rentrés chez eux,
et moi je me suis couché sur un banc du parc Praça
Mauá, face au port. Je n’avais pas imaginé que ce serait
aussi difficile de survivre dans un autre pays sans pou-
voir communiquer. Cela faisait plusieurs semaines que
je dormais dans la rue, lorsque j’ai croisé un militaire
brésilien que j’avais connu à Gaza, et à qui j’ai demandé
de m’aider en me conduisant au ministère des Armées :
je voulais absolument rentrer. Ma famille me manquait
terriblement, j’étais dans la misère et ne pouvais rien
leur envoyer : rester là ne servait à rien ! Mais le colonel
qui me reçut m’expliqua que ce n’était pas possible et
qu’il fallait attendre six mois qu’un navire reparte au
Proche-Orient.
J’étais dans le ministère et je me voyais vivre encore
six mois dans la rue, lorsqu’un sergent (que je connais-
sais de Gaza), me demanda :
– Tu veux travailler ?
– Bien sûr !
– Et tu n’as pas peur de travailler dans un endroit
dangereux ?
– Non…
Il m’a présenté à une connaissance et je suis devenu
chauffeur d’autobus à São João de Meriti, une zone
périphérique du nord-ouest de la ville, où je n’avais pas
besoin de permis de conduire, puisque la police ne s’y
aventurait jamais. Et j’ai vécu là, non pas pendant six
mois, mais pendant six années, mangeant des bananes et
du feijão, dormant sur la banquette arrière du bus et me
lavant dans la rivière, et apprenant le portugais en lisant
les panneaux routiers. Les habitants de ce quartier dit
dangereux ne m’ont jamais rejeté ni provoqué. Pourquoi
l’auraient-ils fait ? Je n’avais rien à envier et je mangeais et
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