PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 135
chez eux : des objets dans les maisons avaient été piégés,
nous avions été prévenus. Le jour tombait lorsque j’ai
poussé la porte de notre demeure. J’ai aperçu quelque
chose qui brillait à l’intérieur du tourne-disque, sans
doute l’un de ces pièges. J’ai avancé avec précaution
vers la cuisine, à l’endroit où ma mère m’avait indiqué
sa cachette, puis me suis emparé de la boîte en métal
et d’un tapis pour faire croire que c’était ce que j’étais
venu chercher ; j’ai aussi rempli un balluchon de vic-
tuailles avant de filer vers l’endroit dit. J’ai traversé un
chemin de terre, puis les orangeraies, quand j’ai vu un
point lumineux, immobile, à quelques mètres. Et juste
au même moment, un oiseau passa juste au-dessus de
ma tête, me frôlant le haut du crâne. On dit couram-
ment que, de peur, les cheveux se dressent sur la tête :
eh bien, c’est vrai, je l’ai expérimenté ce jour-là : j’ai cru
que j’étais attaqué de dos et que ma dernière heure était
arrivée ; j’ai plongé derrière un arbuste et j’ai attendu,
immobile, pensant qu’il s’agissait d’un soldat fumant
une cigarette. Mais le point orange ne s’éteignait pas,
et j’ai fini par me rendre à l’évidence : ce n’était qu’un
insecte luminescent… En arrivant au grand arbre,
voyant qu’il n’y avait personne, je me suis assis et, à
force d’attendre dans le noir, je me suis endormi. Ce
sont des tirs qui m’ont réveillé. Ils venaient de la mai-
son de Mahmoud et j’ai pensé qu’il avait peut-être été
blessé. Je l’ai encore attendu, jusqu’à ce qu’il apparaisse,
haletant. Un groupe d’Israéliens armés l’avait surpris
dans sa maison, ils avaient tiré, mais Mahmoud leur
avait échappé ; ensuite, il avait dû se cacher et attendre
qu’ils partent.
Quelques jours après, nous avons rejoint nos
familles dans la bande de Gaza 6 . La fameuse boîte en
métal nous sauva littéralement la vie, puisqu’elle nous
permit de trouver un toit au nord de la ville de Gaza, à
Jabaliya. Mais l’argent se tarissait vite et il fallait trou-
ver un moyen d’en gagner.
Pour les réfugiés que nous étions, la radio était
un objet précieux. Nous nous réunissions tous pour
l’écouter. Les programmes égyptiens nous informaient
de l’évolution des combats, nourrissant l’espoir et
faisant miroiter un retour possible, même si la réalité
était tout autre. Comme nous n’avions pas d’électri-
cité, les radios fonctionnaient grâce à des batteries ; j’ai
donc eu l’idée d’acheter un moteur électrique pour les
recharger et demander cinq piastres en échange, trois
fois rien en vérité. Mais comme il n’y avait pas de tra-
vail, il fallait s’en inventer un. C’est ainsi que j’ai com-
mencé à rapporter un minuscule revenu à la famille.
Avec mes frères et sœurs, nous servions aussi du café
et du thé devant notre cabane. Au bout de deux ans,
j’avais mis suffisamment d’argent de côté pour acheter
un petit pick-up qui permettait de livrer des oranges et
des pastèques aux soldats égyptiens 7 . Il faut dire que
notre famille avait déjà une expérience avec les oranges :
pendant la Seconde Guerre mondiale, nos exportations
d’agrumes vers la Grande-Bretagne avaient dû cesser,
ce qui nous obligeait à écouler les stocks en passant
dans les ruelles du quartier des réfugiés polonais 8 , et
à les troquer contre du pain ou des boîtes de sardines.
Après le pick-up, j’ai acheté une petite voiture fran-
çaise, une vieille Renault, et je suis devenu chauffeur
de jeunes élèves et de leurs professeures. Pour une livre
égyptienne 9 par mois et par personne, je les emmenais
au collège le matin et les ramenais le soir. Un faux pas
pouvait me perdre, alors je faisais très attention : j’étais
un chauffeur bien élevé et je respectais strictement les
horaires et la bienséance, ce qui me valait une confiance
aveugle de la part des parents et une clientèle de plus en
plus nombreuse.
Par la suite, j’ai pu m’acheter deux autres voitures,
américaines cette fois-ci, une Studebaker et une Nash.
J’étais à la tête d’une petite entreprise de taxis quand
les Israéliens ont envahi Gaza en 1956 10 . Les garçons
leur jetaient des pierres. Un jour, ils sont venus chercher
mon frère, je l’ai poussé à fuir, ils m’ont arrêté, m’ont
confisqué mes trois taxis et m’ont incarcéré à la prison
de Beersheba 11 , comme beaucoup de jeunes… Ils m’ont
relâché un an et demi plus tard, en 1958. Je n’aime pas
parler de cette période de ma vie. Ma famille me croyait
mort, personne n’avait de nouvelles. À l’époque on
disait qu’on savait quand on entrait à Beersheba, mais
pas si on en sortirait…
Quand j’ai été remis en liberté, j’ai tout recommencé
à zéro. Et c’est ma réputation de bon chauffeur qui m’a
sauvé, car j’ai eu la chance de trouver un travail pour la
Force d’urgence des Nations unies (FUNU) à Gaza 12 .
J’ai été le conducteur de trois des représentants de cette
force de maintien de la paix, un Norvégien, un Danois
et un Brésilien, le colonel Voltaire Londeiro Schilling 13 .
Je touchais sept livres égyptiennes par mois, ce qui,
ajouté à l’aide alimentaire – farine, huile, pain… – que
nous recevions de l’Unrwa en tant que famille réfugiée
palestinienne 14 , nous permettait de survivre. Aucun des
enfants al-Jamal n’avait de certificat de naissance, mais
l’Unrwa nous a permis d’avoir, pour la première fois de
Mouhyeddine
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