PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 13
programme colonial ou trahison d’un projet émancipateur ? Ces deux conceptions ont leur
part de vérité, et si leur contradiction frontale n’est qu’apparente, c’est parce que le colonia-
lisme et les Lumières ne s’opposent pas en tout point comme nous le rappelle notamment
le discours civilisateur de la colonisation française ; et c’est aussi en raison de la singularité
fondamentale du sionisme, tout à la fois discours de libération nationale et programme de
conquête territoriale.
Le sionisme se caractérise par un projet émancipateur destiné – configuration originale – à
une population européenne qui ne vit pas sur la terre orientale qu’il entend « libérer ». Le seul
qui, en se réclamant pour cela d’un titre de propriété biblique, fait du colonisateur l’authen-
tique indigène, et de celui-ci un squatter. Une stratégie de remplacement de populations, si
l’on veut, fondée sur un texte religieux. Un paradoxe en amenant un autre, cette invocation
d’une promesse faite par Dieu au peuple juif se pare des atours de la modernité laïque.
Notons que ce fut un discours longtemps minoritaire. Les juifs orientaux, et notamment
palestiniens, qui n’avaient pas subi les persécutions endurées par leurs coreligionnaires occi-
dentaux, n’étaient pas concernés par le sionisme, du moins pas avant que l’État d’Israël soit
créé. Quant aux juifs européens victimes des pogromes au xix e siècle, ils choisissaient plus
volontiers l’installation en Europe occidentale et en Amérique du Nord qu’en Palestine.
Le rejet du sionisme, actif ou passif, était majoritaire parmi les juifs jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale et l’entreprise hitlérienne d’anéantissement. C’est alors que la création
d’un État dans lequel les survivants trouveraient un asile apparut comme une nécessaire
et légitime réparation. Mais une réparation payée par une population qui n’avait pris
aucune part à la catastrophe. En ces temps coloniaux, l’appropriation de terres lointaines
et l’imposition d’un ordre politique impérial choquaient peu de monde. Il fallut donc
les bouleversements de la guerre mondiale pour qu’un projet utopiste très minoritaire
devienne réalité. Les témoignages rassemblés dans ce livre disent ce qu’a été cette réalité
pour les Palestiniens, une réalité restée longtemps méconnue.
Il était en effet possible, dans les premiers temps de l’existence d’Israël, de penser ce pays
dans des termes progressistes : le défrichage du désert par les volontaires des kibboutz et
des mochavs, la renaissance d’un peuple meurtri, la proximité historique d’Auschwitz,
reléguaient à l’arrière-plan le sort des habitants autochtones. La loi martiale, les saisies
de terres, le racisme endémique restaient invisibles aux yeux des visiteurs étrangers, et
largement ignorés par les élites ashkénazes progressistes qui étaient alors le visage et la voix
d’Israël. Combien de jeunes de tous pays sont alors passés par les kibboutz et revenus séduits
par la société pionnière aperçue le temps d’un séjour de vacances. Comparer l’image inter-
nationale d’Israël dans les années 1960-1970 et celle d’aujourd’hui – qui voisine avec celle
de la Corée du Nord –, c’est prendre la mesure d’une chute vertigineuse.
Les termes de la Déclaration d’indépendance de 1948, inspirés des Lumières, ne coïnci-
daient pas avec les conceptions dominantes du sionisme, relevant de l’ethno-nationalisme.
Mais les idées politiques sont une chose, les mouvements des sociétés en sont une autre.
Ce qui est ne se déduit pas mécaniquement de ce qui a été. La triste réalité contemporaine
de ce pays en voie de fascisation aurait pu être différente, mais elle est ce qu’elle est. Fas-
cisation ? Le mot fâche, et pourtant… la disqualification maccarthiste de la plupart des
critiques en antisémitisme, l’état d’urgence permanent dans lequel vit l’ensemble de la po-
pulation palestinienne, l’arbitraire de l’emprisonnement administratif (7 000 Palestiniens
actuellement détenus sans possibilité de se défendre), le racisme explicite omniprésent dans
les discours politiques, l’exaltation de la force comme seul gage de survie justifient l’emploi
Rony Brauman
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