PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 127

questions religieuses. Mon grand-père maternel, Hassan Badran est un greffier réputé du tribunal civil et religieux de Haïfa ; il a appris la calligraphie à l’université d’al- Azhar, au  Caire. L’un de ses fils, Jamal, est un artiste primé et reconnu, qui sera choisi, dans les années 1970, par le roi Hussein de Jordanie, gardien des lieux saints musulmans de Jérusalem 11 , pour restaurer le minbar 12 de Saladin de la mosquée d’al-Aqsa, endommagé lors de l’incendie d’août 1969, qu’avait provoqué un fanatique sioniste (dont on dira qu’il était fou, comme on dira de tous ceux qui s’attaquent aux biens des Palestiniens). Je grandis dans cette belle maison, et je joue dans le jardin en face. Pour un enfant, c’est un lieu extraordi- naire : je passe des heures au milieu d’arbres fruitiers et de bougainvilliers, à observer l’immense voilière rem- plie d’oiseaux multicolores. De temps à autre, pour des réunions sociales ou religieuses, mon oncle organise des déjeuners servis à l’ombre de la pergola recouverte de vigne. Mon père et mon oncle font construire une seconde maison, tout près de la première, par l’artiste en vogue au milieu des années 1930, Moshe Gerstel. C’est un architecte inspiré qui a réalisé également le marché de Talpiot à Haïfa, l’un des chefs-d’œuvre architecturaux de l’époque. Gerstel vient d’Europe. Il est parti au moment de la montée du nazisme 13 , et s’est installé en Palestine mandataire sans pour autant adhé- rer au mouvement sioniste ni d’ailleurs à aucun autre parti politique. Mon oncle et lui sont amis, au point que, lorsque Moshe Gerstel se retrouva en grande dif- ficulté financière au début de la Seconde Guerre mon- diale, mon oncle l’hébergea avec ses deux fils dans la maison Qaraman pendant deux ou trois ans. Son côté entrepreneur en tous genres conduit mon oncle Taher à entrer en politique et à participer à des actions sociales et éducatives. Il fonde un parti arabe, devient l’un des membres prééminents de la Chambre de commerce de Haïfa et de sa municipalité, s’engage dans une association musulmane de bienfaisance… C’est à ce moment-là que lui et mon père vont investir tout leur argent dans Ibtin, une immense propriété de 3 000 dunums 14 (300 ha) qui va littéralement changer le cours de leurs vies. Le terrain appartenait à une connaissance qui avait fait faillite. Hypothéquées, les terres étaient sur le point d’être récupérées par la banque lorsque les deux frères épongeant les dettes du propriétaire, achetèrent Ibtin. Les travaux à entreprendre étaient gigantesques, mais l’oncle Taher et mon père avaient une idée très claire de ce qu’ils voulaient en faire. C’est juste à ce moment-là que l’électricité arriva dans la colonie de Kfar Hassidim 15 , voisine d’Ibtin. Il faut dire que les Britanniques avaient accordé à Pinhas Ruten- berg 16 le marché de l’électricité en Palestine depuis le début des années 1920. Au moment où celui-ci ins- tallait le courant dans les colonies proches de Haïfa, l’oncle Taher saisit l’occasion pour expliquer à Ruten- berg que les 3 000 dunums d’Ibtin devaient pouvoir en bénéficier eux aussi. Ils avaient besoin de puits pour arroser les terres et pour installer des usines dans la ferme. Rutenberg accepta. Mon père et l’oncle Taher avaient fait creuser des puits, construire des maisonnettes, ainsi qu’une école, une épicerie et une mosquée pour les ouvriers agricoles et leurs familles. Puis ils avaient planté des oliveraies et fait apporter les pressoirs, un moulin à grains et des usines de production de produits laitiers. Ils avaient acheté des vaches hollandaises réputées meilleures lai- tières du monde, et embauché les Bédouins et les vil- lageois du coin pour s’occuper du bétail, de l’élevage de moutons et de chèvres, et même de chevaux, que je montais volontiers. Ils faisaient pousser les meil- leures variétés d’orangers de Jaffa, de Jéricho… En peu de temps, une véritable ferme modèle était sortie de terre, aussi grande qu’un village ! Les immigrants juifs la regardaient avec admiration, comme l’on considère un concurrent qui réussit de façon spectaculaire… Ils étaient nos voisins, et nos relations étaient bonnes. En 1936, lorsque éclata la grève générale contre la déclaration Balfour et la politique pro-sioniste adoptée par les Britanniques qui favorisait l’immigration juive et l’achat des terres appartenant aux Palestiniens, mon oncle et mon père nous envoyèrent, femmes et enfants, au Liban. Pendant six mois ils ont dormi avec tous les ouvriers dans les magasins de peur de voir leur travail anéanti. Puis toute la famille était rentrée du Liban, et mes parents m’ont inscrit à l’école des sœurs carmé- lites dans le quartier de la colonie allemande de Haïfa. Ensuite je suis partie une année habiter avec ma famille maternelle, et terminer mon secondaire à Gaza, dans une excellente école publique où j’ai perfectionné mon arabe. C’est là que, pour la première fois, j’ai chanté avec des centaines d’adolescents le poème d’Ibrahim Touqan, « Mawtini » (« Ma patrie 17  ») qui glorifiait la résistance palestinienne aux Britanniques 18 . J’ai aussi passé deux années au couvent Nazareth de Haïfa, où j’ai commencé à apprendre le français. Souad MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 125 125 20/02/2019 13:38