PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 123
Les pierres vivantes de Haïfa
Souad Qaraman, 90 ans
Deux garçons, Taher et son frère Abdel
Ra’uf, âgés de neuf et sept ans, perdent leur père en
1899. Ils quittent Naplouse avec leur mère et leurs trois
sœurs pour tenter leur chance à Haïfa. La Palestine fait
encore partie de l’Empire ottoman. Haïfa est une ville
en pleine ébullition. Elle est surnommée Um al-Gharib,
« la mère des étrangers », en raison de la grande diversité
d’origine de ses habitants. On y croise non seulement
des Palestiniens comme nous, mais aussi des templiers
allemands 5 qui sont arrivés en 1868, des immigrants
Souad
N
Beyrouth
LIBAN
Damas
Rmeish
Hurfeish
Haïfa Ibtin
SYRIE
Nazareth
Jérusalem
Gaza
Hébron
Tel-Aviv
Jaffa
Naplouse
Amman
Il agissait toujours par surprise, là où personne ne l’at-
tendait. Analphabète à l’ âge de 15 ans, il était devenu
inventeur, entrepreneur, homme politique, mais aussi
visionnaire, car Hajj Taher Qaraman rêvait d’un monde
meilleur. Il était arrivé à transformer ses rêves en convic-
tions et ses convictions en actes. Il devait être aussi un
peu aventurier : n’avait-il pas, dans les années 1930, fait
d’une terre aride à Ibtin, près de Haifa, une ferme modèle
de la taille d’un village en y installant une manufacture
de tabac, un pressoir pour l’ huile d’olive, une minoterie
pour la farine, une confi serie pour le halwa, une laiterie
et des vergers ?
Hajj Taher était l’oncle de Souad Qaraman qui vit
à Ibtin, à une dizaine de kilomètres de Haïfa, dans une
partie de la ferme qu’elle n’a jamais quittée 1 . À l’ombre
de grands arbres, la maison sourit malgré les rides d’un
mur vieilli, caché par les ronces. La porte en bois s’ouvre
sur un intérieur raffi né dont chaque élément de décor ren-
ferme un secret. La petite nappe en fi l de soie, la table
incrustée de nacre, la tasse de thé en faïence, le dessin au
fusain de l’oncle Taher, la photo de la manufacture, tout
ici raconte le temps où Haïfa était la capitale du Nord
de la Palestine sous administration britannique 2 . Haïfa,
l’urbaine, la ville portuaire, son réseau ferroviaire, son
oléoduc reliant l’Irak à la Méditerranée, sa raffi nerie 3 .
Après le 15 mai 1948, sur les 74 000 habitants arabes que
comptait la ville – autant que ceux de confession juive –,
il n’en restera plus que 2 000 à 3 000 4 .
JORDANIE
ÉGYPTE
LE
ISRAËL
PROCHE-ORIENT
EN
1949
100 km
juifs européens 6 venus à partir de 1880, ou encore des
adeptes de la religion bahaïe 7 . Haïfa occupe une place
stratégique au Nord de la Palestine grâce à son port et à
son réseau ferroviaire, construit à partir de 1892, qui la
relie au Hedjaz au sud et à Damas au nord. L’industrie
s’y développe et le commerce prospère, les habitants des
campagnes affl uent à la recherche de travail 8 .
Mon père est le plus jeune des deux frères. Pour le
moment, Taher et Abdel Ra’uf, ces deux gamins hauts
comme trois pommes, vont travailler dans l’épicerie de
leur demi-frère bien plus âgé, alors qu’ils sont tous les
deux analphabètes. Puis, une de leurs sœurs vend un
bijou familial, une broche en or, ce qui leur permet de
contracter un emprunt à la banque et d’investir dans
une petite épicerie. Taher, devenu homme d’aff aires,
envoie son jeune frère à l’école. L’un de ses clients, qui lui
achète tous les jours un sandwich, est instituteur ; mon
oncle lui propose un échange : il lui off re les sandwichs
en échange de cours de lecture, d’écriture et de calcul.
Le troc est accepté et le gamin, motivé, apprend vite.
Souad
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