PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 115
Anglais en ont fourni une douzaine d’autres aux villa-
geois. À Kawkaba les habitants ont creusé des tranchées
autour des maisons et organisé des tours de garde.
En mai 1948, quand les Anglais sont partis, les
affrontements avaient déjà commencé depuis long-
temps. À Beit Daras, ça avait même démarré deux
mois plus tôt, en mars 14 . Un convoi de sionistes avait
terrorisé les habitants de ce village voisin du nôtre, du
coup les jeunes de Kawkaba étaient partis les épauler.
J’étais trop jeune pour me battre, mais j’ai appris qu’un
homme, un sioniste, avait été tué pendant la bataille,
un certain Shlomo et que les jeunes de Beit Daras
l’avaient enterré. Quelques jours après, les Anglais sont
venus avec la Croix-Rouge, ont déterré le corps et l’ont
remis aux combattants juifs.
Lorsque la mathbaha, le massacre de Deir Yassin 15 a
eu lieu en avril 1948, la nouvelle s’est répandue à toute
vitesse dans nos campagnes, et beaucoup de villageois,
craignant que ce type d’action ne se généralise, ont fui
en direction de Gaza. Kawkaba a été attaqué le 13 mai,
comme Burayr, comme Hulayqat. En face, ils étaient
bien équipés en armes, en chars, en hommes. Ils ont
tout brûlé, nos maisons en bois, nos écoles, ils ont
démoli le réservoir d’eau… Par chance, notre famille
était partie dix jours plus tôt se réfugier dans un village
voisin. Un mois plus tard, en juin, l’armée égyptienne a
débarqué, suivie d’un groupe de volontaires saoudiens ;
ils ont installé leurs bases militaires près de Kawkaba et
se sont battus contre les Israéliens, qui ont dû se replier.
Mon grand frère avait rejoint les soldats égyptiens à
Kfar Darom 16 . À 19 ans, il voulait défendre son vil-
lage et toute la Palestine, il est mort pour ça. Nous, les
villageois, nous ne pouvions pas grand-chose avec nos
vieux fusils, nous n’étions pas des soldats. Par contre,
les combattants, eux, nous ont défendus et ils nous ont
permis de retourner au village.
Mais à Kawkaba le cauchemar a repris en
octobre-novembre 1948 : les forces israéliennes se sont
emparées du ciel, et Irak Swaydan 17 où se trouvait la
police, est tombé. Les Égyptiens se sont retirés, sans
même nous prévenir, et nous avons fui vers la ville de
Majdal à 20 km à l’ouest de Kawkaba où mes parents
avaient des amis qui pouvaient nous accueillir. Nous
avons juste eu le temps d’emporter quelques couvertures
et notre âne. Mais très vite Majdal est tombée aussi. Les
Israéliens tenaient la route avec leurs chars Scherman et
ont contraint l’armée égyptienne à prendre la direction
de la mer par un chemin de terre 18 .
J’étais à peine un adolescent. Nos parents n’avaient
pas le temps de nous expliquer, nous détalions comme
tout le monde, avec le sentiment d’avoir été trahis par
les armées arabes, trahis parce qu’elles nous abandon-
naient 19 . Notre fuite nous a menés jusqu’à Gaza où,
après des semaines d’errance, à dormir dans les terrains
vagues, la place du marché, les écoles, les églises et les
mosquées, nous avons enfin trouvé des tentes mises à
notre disposition. Plus tard des baraques recouvertes de
tôle ondulée les ont remplacées, elles étaient compo-
sées de huit pièces, dont chacune abritait une famille.
À partir du 1 er mai 1950, l’Unrwa 20 a pris en charge
les camps de réfugiés 21 , et nous sommes devenus des
muhajirins, des réfugiés 22 au camp de Rafah 23 , tout près
de la frontière égyptienne.
Dans notre camp, nous avions huit écoles : les classes
se déroulaient sous de grandes tentes et les professeurs,
qui étaient aussi des réfugiés comme nous, s’asseyaient
sur une botte de paille pour pouvoir avoir une vue d’en-
semble de leurs élèves installés à même le sol. Ce n’est
que plus tard, au milieu des années 1950, que le ciment
a remplacé les tentes, et que nous avons reçu des chaises
et des tables. Nos livres scolaires étaient conformes au
programme égyptien, puisque l’Égypte était chargée de
l’administration de la bande de Gaza.
Nous n’étions pas à l’abri dans les camps : les sio-
nistes continuaient de nous attaquer. Dès qu’ils le pou-
vaient, ils lançaient des opérations commandos, ils ont
même bombardé la ville de Gaza, sa poste, sa gare fer-
roviaire…
En 1955 24 , l’Égypte a envoyé des soldats pour mettre
fin à ces assauts israéliens. Mais ce n’était pas suffisant.
Nous, les Palestiniens, avions le sentiment qu’il fal-
lait d’urgence créer notre propre défense, une armée
de libération palestinienne, et nous avons manifesté
en masse 25 ce qui a déplu aux autorités égyptiennes.
Elles ont arrêté une soixantaine d’entre nous pour les
jeter dans leurs sinistres prisons où ils furent torturés ;
le poète et communiste Mou’in Bseiso et les Frères
musulmans Fathi Bal’awi et Mohammad al-Najjar 26 ,
membres fondateurs du Fatah, en faisaient partie.
Par chance, l’Égypte de Nasser a finalement décidé
d’entraîner des commandos de fedayin palestiniens 27 .
Mais à mes yeux cette armée réunissait des gens trop
opposés, je n’y ai donc pas participé. L’action égyp-
tienne n’a d’ailleurs pas suffi, puisque l’année suivante,
en 1956, la crise de Suez a permis à l’armée israé-
lienne, avec le soutien des armées française et britan-
Salaheddin
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