PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 113
L’instituteur
Salaheddin Saleh Aïssa, 82 ans
J’avais une maison à Kawkaba, au Sud de
la Palestine. Une maison en terre 8 avec un toit en bois
sur lequel on plaçait un mélange de boue et de paille
de blé, le qassal, dont on tapissait également les murs
intérieurs. C’était un isolant extraordinaire, ce qassal,
sinon qu’il avait deux inconvénients : il attirait les ser-
pents et il fondait avec la pluie, ce qui nous obligeait à
le reconstituer tous les ans.
J’étais un gamin heureux à Kawkaba. Notre village
ne comptait que 780 âmes, presque tous des agricul-
Salaheddin
N
Beyrouth
Damas
LIBAN
SYRIE
Haïfa
Nazareth
Naplouse
Tel-Aviv
Jaffa
Jérusalem
Majdal
Beit Tima
Hulayqat
Burayr Gaza Hébron
Le Caire Kfar Darom
Jérash
Kawkaba
Irbid
Beit Daras
Amman
Éduquer les enfants, leur donner accès à l’enseignement,
a fait partie des priorités de la plupart des Palestiniens
avant et après 1948. D’abord parce que l’ éducation est un
moyen d’assurer la mobilité sociale 1 ; ensuite parce que les
Palestiniens ont pris conscience que le système d’ éducation
mis en place par les Britanniques entre 1922 et 1948 les
avait desservis, car il était contrôlé par les Anglais 2 , alors
qu’au même moment les immigrants juifs pouvaient libre-
ment administrer le leur 3 ; enfi n, parce que, après 1948,
une fois obligés de quitter leurs terres, les Palestiniens
d’origine paysanne ont compris que l’ éducation consti-
tuait la seule richesse qu’on ne pourrait pas leur dérober,
un moyen inaliénable de se reconstruire et d’ éviter la
totale dislocation de la société palestinienne 4 . Le rôle de
l’ UNRWRA 5 sera vital à Gaza, où la majorité de la popu-
lation (70 %) est constituée de réfugiés 6 : l’Organisation
va non seulement fournir les soins médicaux et l’aide
alimentaire nécessaires, mais encore deviendra le principal
pourvoyeur d’ éducation, ce qui permettra à de nombreux
réfugiés d’accéder au marché du travail dans les pays du
Golfe à partir des années 1960.
Salaheddin Saleh Aïssa, originaire de Kawkaba au
nord de Gaza, s’ inscrit dans ce mouvement : fi ls de paysan
réfugié à Gaza 7 , il bénéfi cie de l’enseignement proposé par
l’U NRWA , avant de devenir à son tour instituteur au sein
de l’agence. S’exprimant en fus’ ha, l’arabe classique, il a
compris très jeune qu’au même titre que la terre, l’ éduca-
tion était un enjeu pour les Palestiniens.
Canal de Suez
ÉGYPTE
LE
JORDANIE
ISRAËL
Sinaï
PROCHE-ORIENT
EN
1949
100 km
teurs. Il était divisé en harat, des quartiers rassemblant
les familles élargies, la nôtre vivait au nord du village,
à Hara al-qablieh.
Kawkaba a été eff acé de la carte en 1948. Les soldats
israéliens ont incendié nos maisons, nous forçant à
partir. Il ne reste plus aucune trace de nous sur cette
terre, ni de nos parties de cache-cache, ni des cerfs-
volants planant au-dessus des toits, ni des femmes éten-
dant le linge, ni des hommes chargeant le blé… Mais
les chevaux, la nuit et le désert me connaissent ; et l’ épée,
la lance, le papier et la plume 9 .
Mon père possédait une dizaine de dunums 10 ; il
avait planté des vignes et il vendait le raisin aux com-
merçants de Jaff a. Il produisait aussi du maïs et du blé.
Il était pauvre et nourrir ses trois enfants était sou-
vent diffi cile et il dut souvent s’endetter pour survivre :
en 1947, il hypothéqua 4 dunums et reçut 120 livres
palestiniennes de Giorgio, un chrétien. Nous man-
gions beaucoup de lentilles, des fèves, des petits pois,
plantions des oignons et de l’ail et buvions de la helbe,
Salaheddin
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