PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 105

la mer Méditerranée, il goûte, avec ses frères et sœurs, aux joies simples de la campagne, chacun s’attribuant « son » chêne, « son » mouton, dormant dans des grottes, buvant à grandes gorgées le yaourt frais et dégustant des œufs chipés aux oiseaux. En préparant des provi- sions d’huile d’olive, de beurre clarifié, de charbon de bois pour l’hiver, les enfants tentent d’oublier un ins- tant ce qu’ils entendent : le démantèlement de la Pales- tine et la peur qui règne partout. En 1949, le père, accompagné des aînés de ses enfants, s’installe à Gaza 8 où il exerce en tant qu’avocat et juge ; sa femme, elle, reste à Dura. Depuis la maison à Ain Sara, Majed peut voir le Beach Camp (camp de la plage, car il se situe sur le rivage) où des milliers de tentes accueillent les réfugiés fuyant des villages qui, en 1948, ont de facto fait partie du nouvel État d’Israël. Majed passe une partie de son adolescence dans cette ville minée par les camps de réfugiés. Il y sera un jeune scout avant de s’engager, vers 15 ans, avec sa sœur aînée Yussra, à donner des cours aux enfants réfugiés, déscolarisés suite à l’exode. Puis, tous deux proposent d’enseigner à Rafah, près de la frontière égyptienne : lever à cinq heures du matin, bus jusqu’au camp de Rafah, cours, retour vers midi puis études d’institu- trice pour elle, de littérature arabe à l’université de Gaza pour lui. Sur la route de Rafah à Gaza, Yussra et Majed échappent aux bombardements des avions israé- liens, qui laissent la terre blessée et les êtres humains comme des ombres. Majed se tait, mais à l’intérieur il hurle. Il finit par vomir sa colère sur le papier. Ses mots sont nus. Nus et crus comme la réalité de Gaza. Après plusieurs années d’études de droit à Alexan- drie (Égypte), le jeune homme retourne à l’université de Gaza où la rencontre avec l’un de ses professeurs, le poète Mou’in Bseiso 9 , va beaucoup le marquer. Marxiste, Bseiso fascine un groupe important d’étudiants qui se réunissent pendant des nuits entières pour repenser le monde arabe et la Palestine. À la maison, Majed est l’absent. Bseiso lui prête des livres – tous interdits – que sa sœur cache dans sa chambre. Sous le toit des Abu Sharar, de tels livres seraient un blasphème ! Un jour, le groupe de marxistes est interpellé par la police et, grâce à l’intervention de son père, Majed est relâché. Cela le met en furie : il déteste les privilèges, quels qu’ils soient. La police fouille toutes les pièces de la maison, excepté celle de Yussra parce que l’on n’entre pas dans l’intimité d’une chambre de jeune fille… les livres ne sont pas découverts, du moins pas cette fois. Quelque temps après, le père se marie une seconde fois, en cachette, puis met toute la famille devant le fait accompli, abandonnant sa première épouse et ses dix enfants sans pour autant divorcer. Pour les deux aînés c’est une trahison ; ils coupent les liens. Majed fait alors preuve d’une grande maturité : en tant qu’aîné des garçons, il endosse la responsabilité de la famille et met fin à ses études. Il retourne à Dura afin de soutenir sa mère. Il faut gagner de l’argent, et vite. Il commence à enseigner dans les environs d’al-Dahrieh puis à Tafileh et enfin à Karak 10 . Au travail, c’est un homme apprécié de tous. À la maison, il s’oppose aux mariages arrangés qu’il juge « rétrogrades » et prend la défense de ses sœurs lorsqu’elles choisissent de faire un mariage d’amour. L’exode forcé, les gens expropriés qui désespèrent dans les camps de réfugiés, l’humiliation constante à laquelle ils sont soumis, l’indifférence face à cette injustice… cette réalité des Palestiniens ronge le jeune Majed. Sa colère s’accumule jusqu’à trouver un exutoire dans des textes qu’il publie dans les journaux. Une plume est née. Majed écrit notamment un recueil de nouvelles, Al-Khubz al-murr (« Le pain amer ») dont l’une porte sur un foyer très pauvre à qui un ami rend visite avec en cadeau, de la mouloukhieh, un légume qui ressemble aux épinards et dont les feuilles séchées se cuisinent en ragoût avec de la viande. Seulement, la famille n’a pas de quoi acheter de la viande, alors la mère prend son cou- rage à deux mains et va en demander au propriétaire de leur petit logement. La réponse est d’une telle indiffé- rence – « paye d’abord ton loyer, ensuite on verra… » – qu’elle engendre une situation intenable. Le sac rempli de mouloukhieh est relégué dans un coin de la maison, mais au fil du temps, il prend de plus en plus de place. On l’évite tout en le respectant comme s’il s’agissait d’un cadavre. Ce que Majed pointe du doigt dans cette nouvelle intitulée « Le panier de mouloukhieh », est la violence sociale, la frustration de ceux qui n’ont rien et l’incompréhension de ceux qui ont tout. De la mou- loukhieh sans viande ne sert à rien, dénonce-t-il. Dans ce même recueil, une autre nouvelle « Le pain amer », porte sur la vie misérable d’un homme, un Palestinien qui a dû fuir Jaffa en 1948, lors de la création d’Israël 11 . Majed le décrit : « Il avait ressenti la faim criminelle et le goût de la brûlure de l’humiliation ; il s’était battu contre les morsures d’un froid extrême et avait éprouvé la peine amère de la perte de ses enfants, l’un après l’autre. » Majed MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 103 103 20/02/2019 13:37