PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 88

villages, comme Deir Yassin, Tantoura et Dawaimeh, entre autres. Les photos des massacres étaient rendues publiques dans le but de provoquer la panique et pous- ser les gens à fuir. Et de nombreuses colonies juives se sont établies juste au-dessus de ces localités dont les habitants avaient dû s’enfuir. J’ai été témoin, personnellement, de ce qui s’est passé à Qibya, près de Lydda. J’y suis allé le lendemain du raid meurtrier mené par Ariel Sharon et son unité 101 de l’armée régulière israélienne, le 14 octobre 1953 vers 21 h 30. Pour Sharon, il s’agissait d’une expédition punitive en réponse à l’assassinat, à la grenade, dans le village israélien de Yehud, d’une femme et de ses deux enfants. Dans le village palestinien de Qibya, soixante- neuf personnes furent massacrées, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants. Ce que j’ai vu là, je ne pourrai jamais l’oublier. Des cadavres partout dans les ruelles. Dans un silence de mort, les familles par- couraient les ruines, cherchant leurs parents sous les décombres. Chose étonnante, tout le monde évitait soigneusement une maison à moitié détruite. J’appris qu’il s’agissait de celle de l’instituteur, étranger au vil- lage. L’armée jordanienne est venue retirer les corps de la famille qui comptait trois enfants. J’ai travaillé comme superviseur de l’enseignement agricole dans toute la Cisjordanie jusqu’au milieu des années 1960. J’étais fasciné par l’enthousiasme des étu- diants. Lorsque je distribuais des graines, toute la classe les emportait pour les planter. Le monde rural avait soif de connaissances et affichait avec insolence sa volonté d’autonomie. Cette façon d’affirmer notre vision du monde, de refuser tout contrôle, me convenait. Nous améliorions le rendement des ruches, des poulaillers, des potagers et des vergers… À plusieurs reprises, le ministère de l’Éducation jordanien dont je dépendais, m’offrit une bourse pour aller à l’étranger approfondir ma formation universitaire. D’abord je me suis rendu à l’université américaine de Beyrouth (AUB) en 1954, puis à l’uni- versité d’Oklahoma aux États-Unis en 1958 où j’ai obtenu un diplôme en sciences, et enfin à l’université du Texas A & M, en 1965 où j’ai préparé un master ayant pour sujet : « Comment diriger un Institut agri- cole au plus haut niveau ». Lorsque je suis rentré d’Amérique en 1966, une pro- motion m’amena à m’occuper de l’éducation agricole dans toute la Jordanie au sein du ministère de l’Édu- cation. C’est là que je retrouvai mon frère Souleyman, 86 de onze ans mon cadet, qui avait choisi le militantisme politique plutôt que les études. Il avait été libéré une année plus tôt, comme des centaines d’autres jeunes politisés, de la prison d’al-Jafer dans le Sud de la Jor- danie. En tant que membre d’un parti politique qui se réclamait du marxisme, Souleyman avait écopé d’une condamnation à dix-huit ans de prison en 1957, parce que cette appartenance était lourdement punie par la loi jordanienne à l’époque. Toutefois, au bout de huit années, il avait été gracié et, à peine remis en liberté, il avait retrouvé ses amis militants, dont le poète Mah- moud Darwich qui lui dédia un très beau poème. Le 5 juin 1967, quand éclata la guerre des Six-Jours, j’étais dans un centre d’examens, dans une école de Jérusalem-Est. Ma famille habitait à Amman 5  ; je suis donc parti dans cette direction comme des milliers de Palestiniens qui fuyaient les bombardements en Cisjordanie. Et j’ai traversé le Jourdain à pied, le pont Allenby ayant été détruit. Et c’est alors que j’ai vu certains habitants, parmi les plus anciens, refuser de partir parce qu’ils savaient, pour l’avoir vécu en 1948, à quoi s’attendre s’ils quittaient leurs maisons et leurs terres : ils savaient parfaitement qu’une fois hors du territoire palestinien ils ne pourraient pratiquement jamais y revenir. Continuer mon travail au ministère de l’Éduca- tion jordanien devint difficile, voire impossible, après 1967 : moi qui étais habitué à me déplacer dans toute la Cisjordanie, je me suis vu récusé sur un poste à Hébron cette année-là, parce que les autorités israé- liennes, qui contrôlaient dorénavant le pont Allenby, m’ont refusé tout laissez-passer. Il faut dire que dès août  1967, Moshé Dayan, le ministre de la Défense israélien, jouait un double jeu, prônant une chose et son contraire : d’un côté, il annonçait la mise en place d’une politique des « ponts ouverts », qui devait permettre à la Cisjordanie de maintenir ses liens économiques avec la Jordanie et éviter la séparation des familles ; et de l’autre côté, il intégrait l’économie et les infrastructures cisjordaniennes à l’État d’Israël, interdisant tout déve- loppement de l’industrie et de l’agriculture qui aurait pu entrer en compétition avec des entreprises israé- liennes… Ainsi, il transformait le territoire occupé en grand importateur de produits israéliens 6  ; c’est-à-dire, exactement ce que je combattais en apprenant à mes élèves comment devenir autonomes. J’étais fou de rage et je l’ai fait savoir. Cela m’a coûté cher : en 1971, le ministère de l’Éducation jor- Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 86 20/02/2019 13:37