PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 48

Environs de Safad, vers 1930 • M a cinquième image  : le massacre de T el al -Z aatar , au L iban Je suis arrivé à Beyrouth en 1975 avec une lettre d’introduction en poche : c’était un homme de théâtre parisien qui l’avait écrite à un homme politique libanais. En montrant ce document, je devais pouvoir entrer tran- quillement au Liban. Mais le monde des artistes fran- çais était loin, très loin de ce qui se jouait à Beyrouth où les Palestiniens étaient plutôt mal perçus en ce milieu des années 1970. À l’aéroport, le fonctionnaire à qui j’ai remis la lettre m’a demandé de rester dans un coin pour vérifier si mon laissez-passer français me permettait d’en- trer dans le pays. Je n’ai pas attendu, j’ai pris ma valise et j’ai avancé, au toupet. Heureusement, personne ne m’a arrêté. Mais cet épisode est habituel pour moi, c’est pourquoi je déteste les frontières, j’ai horreur des aéro- ports et le mot passeport, pour moi comme pour tout Palestinien, n’a pas la même résonnance que pour un homme normal. À moi, on demande toujours la wathiqa (le « document de voyage ») ! J’ai retrouvé Mahmoud Darwich 14 à Beyrouth. Darwich était un fabuleux poète mais surtout il incarnait la cause palestinienne à travers sa poésie. À travers ses mots, il était devenu en quelque sorte le porte-parole de tous les Palestiniens. J’ai eu l’immense plaisir de collaborer à la réalisation de sa revue litté- raire Al-Karmel. En même temps nous travaillions à Shu’un Filastiniya, où je publiais de longs articles tous les mois, des portraits de Noam Chomsky, d’Albert Memmi, de György Lukács… Darwich était intro- 46 duit à l’ambassade d’Algérie, c’est grâce à lui que j’ai obtenu un passeport pour quatre ans. Je travaillais tout le temps, écrivant des articles dans des journaux libanais et palestiniens et pour des revues littéraires en Europe. Mais, à Beyrouth la situation se tendait. Et en 1976 15 , le massacre de Tel al-Zaatar a tout fait éclater : les phalanges libanaises ont pénétré dans ce camp palestinien de 50 000 personnes, à l’est de Beyrouth, après un siège de près de deux mois, et les miliciens se sont livrés à des exécussions en masse – je n’ai jamais trouvé le chiffre exact, certains parlent de 2 000, d’autres de 4 000 morts – alors qu’un accord de paix avait été signé et que la Croix-Rouge devait éva- cuer les habitants ! Pour nous Palestiniens, Tel al-Zaa- tar a marqué la défaite de toutes les valeurs de solidarité que le monde arabe avait faites siennes. Au début des années 1980, nous sentions que quelque chose allait arriver, moi-même je me souviens avoir anticipé l’intervention d’Israël : la collaboration entre l’armée israélienne et certaines factions libanaises était de plus en plus évidente. De plus, il y a eu, en 1982, cette conférence à l’Union des écrivains palesti- niens de Beyrouth, à laquelle l’un des hommes-clés de l’OLP était invité. Il disait que notre situation à Bey- routh risquait d’être « gravement menacée » à l’avenir. Le massacre de Sabra et Chatila en 1982 a mis à genoux tous les Palestiniens de Beyrouth. Il fallait partir, et vite. En massacrant les réfugiés dans les camps, les phalanges et les Israéliens nous montraient la sortie, le seul chemin que nous étions autorisés à prendre, le passage obligé où les chasseurs attendent : mamar al-ghuzlan (« le passage des gazelles »). L’OLP et onze mille Palestiniens ont été exi- lés, cette fois-ci en Tunisie. Mahmoud Darwich m’a alors proposé de l’y rejoindre et de continuer la revue Al-Karmel, mais j’ai refusé. J’étais prêt à écrire, à présen- ter des conférences, mais je n’avais aucune envie de deve- nir membre de l’OLP, je préférais rester libre. C’est une position à laquelle je tiens et que j’ai toujours défendue jusqu’à aujourd’hui : ma liberté d’écrire, c’est ma vie ! Je n’ai jamais été un militant armé. Mon arme à moi, c’est l’écriture. J’ai obtenu une bourse d’études dans une uni- versité hongroise : trois années de paix devant moi. • S ixième image  : l ’ exil permanent Après Budapest, pas question de retourner à Bey- routh, j’y aurais laissé ma peau. J’ai donc repris la route de Damas où je connaissais bien le milieu intellectuel. Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 46 20/02/2019 13:37