PALESTINE Mémoires de 1948 - Jérusalem 2018 | Page 138

sur la même ligne. Ensuite, mon entreprise a pris de l’extension jusqu’au sud de Rio, dans les quartiers chics, du côté de Copacabana. J’appelais ma mère une fois toutes les semaines ou tous les quinze jours, comme un rituel. Je résumais rapidement pour qu’elle sache exactement ce que je faisais. Malgré la distance, elle était présente dans tout ce que j’entreprenais. En 1965, ayant réussi dans ma compagnie de trans- port et obtenu la nationalité brésilienne, je me suis dit qu’il était temps de remplir la promesse que j’avais faite à ma mère. Je suis rentré à Gaza, désireux de me marier. Car ma mère m’avait choisi un parti, Nawal, parmi les amies de mes sœurs. Très vite, j’ai emmené mon épouse à Rio, mais elle ne s’y adaptait pas, et l’arrivée de notre fils, Samy, nous fit mesurer à quel point nous avions besoin de nos familles respectives. J’ai donc vendu mes bus et nous sommes retournés à Gaza. Aller, venir, repartir, rentrer. Nous autres Palesti- niens sommes désormais déchirés entre notre terre et celles qui nous accueillent ; entre la Palestine inacces- sible et le pays de l’exil qui nous accorde, parfois, un passeport. J’étais convaincu que nous devions rentrer là où étaient nos familles, pour nous installer ; d’autant plus que j’avais la saudade de Gaza, la nostalgie, lorsque je pensais à ses fleurs au printemps, à ses plages, à mes amis. Gaza appelait mon cœur… Mais le conflit nous prit de court. Gaza devint l’un des enjeux de la guerre des Six-Jours et fut occupée par Israël 18 . Changeant nos plans, du jour au lendemain, je décidai de repartir au Brésil avec ma femme et mon fils, mais les Israéliens ne l’entendaient pas de cette oreille. Heureusement, j’avais un contact à la Croix-Rouge, auquel j’ai demandé d’avertir le colonel Schilling. Le télex disait ceci : « Colonel Schilling – Stop – Suis toujours vivant – Stop – Prêt à quitter Gaza avec femme et fils – Stop – Svp contactez ambassade brésilienne pour m’aider à sortir – Stop. » Quelques jours plus tard, nous prenions un avion égyptien qui transportait des personnes blessées de Tel-Aviv jusqu’au  Caire. J’en ai profité pour aider l’une de mes sœurs à sortir de Gaza ; depuis, elle est restée en Égypte. Retourner au Brésil que j’avais quitté quelques mois auparavant en liquidant tout ce que j’avais, signi- fiait tout recommencer depuis le début. Mais, là-bas, c’est une habitude. Et la solidarité n’y est pas un vain mot : un ami nous prêta son appartement et il me trouva un travail de chauffeur à la Banque mondiale 136 pour un mois. Une des voitures que je conduisais était une Willys et un jour j’ai dû l’amener au garage de la marque 19 … Le hasard voulut que son propriétaire fût vendeur de la concession. C’était une belle occasion, mais n’ayant pas d’argent, j’ai proposé à José, un ami portugais fortuné que je connaissais et qui travaillait dans les voitures, de nous associer. Il mettait l’argent, et moi je le rembourserais avec un taux de 5 % d’intérêts par mois, ce qui faisait 60 % d’intérêts par an. José me connaissait, il savait que j’étais un travailleur acharné. La concession Willys fonctionna bien, jusqu’au jour où nous avons reçu la visite de deux gaillards, un Améri- cain et son bras droit brésilien : – Qui est le propriétaire de cette concession ? demanda l’Américain. – Moi, ai-je répondu. Et la mauvaise nouvelle  est tombée : le garage fer- mait, parce que Ford venait de racheter Willys. J’ai réagi comme un vrai Brésilien : – Attendez, ce n’est pas comme ça qu’on discute au Brésil ! Et je les ai invités à déjeuner. Alors qu’ils mangeaient des fruits juteux dont Rio de Janeiro a le secret, l’un d’eux m’a demandé si j’étais arabe. – Bien sûr, je suis arabe ! Il m’expliqua ensuite à quel point il pensait que les Arabes étaient des gens futés, et me glissa que, si j’avais suffisamment d’argent, je pouvais devenir garagiste concessionnaire de Ford comme je l’avais été pour Wil- lys. J’ai approuvé comme un bon Brésilien : – Tá bom (« c’est bien »). Ce qui, à mes yeux, était loin d’être un oui définitif, mais voulait dire : In’ch Allah ! Avant de sortir de table, il me demanda si je connais- sais le roi Hussein de Jordanie. Et j’ai acquiescé même si ce n’était pas vrai : je venais de Gaza, qui était rattachée à l’Égypte depuis 1948, pas de Cisjordanie ! Alors, tout à coup, la mélancolie le gagna, et il me révéla qu’il avait été le représentant de Ford au Liban et que le roi de Jordanie venait souvent y acheter des voitures pour sa collection. Puis, il prit un ton complice : – Arrange-toi pour trouver un grand terrain, et je ferai de toi un représentant de Ford. Nous passions devant un immense entrepôt fermé. Je pointai mon doigt : – Ça… ça, c’est à moi ! Mémoires de 1948 MEMOIRE_PALESTINE_FR.indd 136 20/02/2019 13:38