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Rue des Beaux-Arts n ° 77- Octobre-Novembre- Décembre 2021
menacé , et la possibilité de perdre le pousse à vouloir devenir à son tour image et à bénéficier , à l ’ instar du portrait , de cette éternité de l ’ oeuvre d ’ art , conservant à tout jamais la même apparence . L ’ apparition de la conscience , qui lui fait remarquer sa propre beauté , introduit ainsi un trouble dans la mesure où Dorian Gray perçoit le décalage introduit par le temps et la fragilité de l ’ existence humaine . La beauté est alors menacée dans la mesure où Dorian Gray la perçoit dans l ’ horizon de la vieillesse et de la mort , autrement dit dans la perspective de sa disparition prochaine .
Alors qu ’ il bénéficiait jusque là de cette parfaite coïncidence avec soi , de cette évidence de l ’ être , la conscience introduit en lui une scission qui manifeste également la distorsion du temps . Il quitte la souveraineté de l ’ instant et l ’ éternel présent et par la capacité à se projeter dans l ’ avenir , aperçoit déjà dans les changements de son corps par rapport au portrait , les premiers signes de son altération . Il est « jaloux de ce portrait qui est d ’ un mois plus jeune que [ lui ] » 1 et qui restera éternellement le même . Il se trouve ainsi envahi d ’ un sentiment d ’ urgence face aux ravages du temps et à sa terrible action . Il se répète les mots de Lord Henry avec une gravité nouvelle et un désir croissant de préserver son apparence et ce faisant , de mettre le temps en déroute et tenir la mort en respect . Désormais , comme si Dorian Gray était devenu lui-même le portrait , il mène sa vie comme une oeuvre d ’ art en s ’ appliquant à lui-même les exigences formelles et les contraintes esthétiques qui présideraient à la production de la belle forme .
1
Ibid ., p . 402 .
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