n°73 | Page 41

Rue des Beaux-Arts n° 73 – Octobre/Novembre/Décembre 2020 fonctionner selon Wilde, comme les êtres complémentaires du discours d'Aristophane. Tel n'est cependant pas le cas. Iokanaan, pré-fondateur du christianisme trahit l’amour charité du Christ. Salomé elle aussi a trahit sa déesse, Séléné, et ses principes de chasteté. Aussi le baiser d’Iokanaan et de Salomé scelle le début d’une aire de trahisons, où la métamorphose de l’éros en agapè passe par l’exécution de la beauté et la mort de l’autre. La vampirisation de l'amour par le christianisme est déplorée, elle aussi, à travers des reprises. Les lamentations de Salomé sur la tête coupée d'Iokanaan font écho aux « Lamentations d’Isis » qui pleure sur le corps en morceaux de son frère et époux 1 ainsi qu'au fragment 130 de Sappho de Lesbos concernant le goût « doux-amer » de l’amour 2. **** La reprise et la récupération dans Salomé participent d'une stratégie de création qui pallie la maîtrise relative du français de Wilde. Des bribes textuelles et des images non discursives traversent plusieurs systèmes sémiotiques pour s'emplanter, une fois réorganisées, dans 1 Salomé se lamente face à la tête décapité d’Iokanaan : « Tu ne m’as jamais vue. (…) Oh ! comme je t’ai aimé. Je t’aime encore Iokanaan. Je n’aime que toi. Ah ! Pourquoi tu ne m’as pas regardé (…) ? » (Salomé 82) et Isis face aux morceaux du corps écartelé de son frère et époux : « Regarde-moi (…) ne m’aperçois-tu pas? Je te cherche pour te voir (…) et tu n'entends pas ma voix. Personne d’autre ne t'a aimé plus que moi » Gaston Maspero (éd. trad.), « Les Lamentations d'Isis et de Nephthys, d'après un manuscrit hiératique du Musée royal de Berlin [Papyrus Berlin 3008] » (1866) dans Recueil de Travaux (vol. I-XV) Bibliothèque Orientale, Paris, 1882-93, t. XI 33.53. 2 Il faut avoir recours à la traduction anglaise de la pièce pour se rendre compte de cette récupération : « There was a bitter taste on thy lips. » Il s’agit du topos de l’amour douxamer un oxymore d’origine saphique, cf. fragment 130 de Sappho (glukuvpikron), utilisé par ailleurs par Wilde comme titre pour un de ses poèmes, « Glykipikros eros ». 41