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Rue des Beaux-Arts n° 73 – Octobre/Novembre/Décembre 2020 syntaxe mais en improvisant ainsi sur ce thème, finit par en inverser le propos 1. S'il nous est permis de mettre sur le même plan le narrateur des Essais et le tétrarque sans divertissement de Wilde, le premier veut ôter les masques aux personnes et aux choses là où le second ne veut regarder que des choses et des personnes masquées. L’un dit le contraire de l’autre. En évoquant le contexte de son milieu d’origine, la citation de Montaigne éclaire par correspondance inversée la position d’Hérode. Le contexte des deux propos est identique : la peur des hommes face à la mort. Selon Montaigne nous sommes impressionnés par le discours qui revêt la mort, effrayant comme un masque. Si l’homme parvient à voir les choses telles qu’elles sont réellement, la mort ne lui ferait plus peur. La vérité démystifie la mort, selon Montaigne. Hérode n’est pas à la recherche d’une vérité philosophique comme l’est l’auteur des Essais. Il est à la recherche de beauté. Engendrée par lui, la beauté lui ferait prolonger sa vie sur un plan esthétique et par ce biais lui permettrait de vaincre la mort (comme le font les artistes qui laissent derrière eux des œuvres d'art). Cette conception est une autre variation de Wilde sur le thème de l’amour, tel qu’il est exposé dans le Banquet de Platon par Socrate. Le Banquet hante littéralement Salomé 2 dont l’action se déroule au cours d’un autre banquet que Wilde appelle « le festin d’Hérode ». Aussi Hérode envisage-t-il la création de beauté comme un acte amoureux, en faisant écho au 1 "Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l’entournons (i.e. la mort), qui nous font plus de peur qu’elle (…) Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez ; aussi avons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes. Osté qu’il sera, nous ne trouverons au dessous, que cette mesme mort, qu’un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage !" Montaigne, Les Esais, vol. Ι. Paris : PUF, 1975, XX, p. 81. 2 Voir Emmanuel Vernadakis, «Amour, mort et vérité dans Salomé d’Oscar Wilde », dans Palimpseste, juin - décembre, Héraklion, 1990 (p. 109-120). 29