Rue des Beaux-Arts n° 72 – Juillet/Août/Septembre 2020
sur moi sa réprobation morale ; c'est un protestant français, qui est
bien la pire sorte de protestants, sauf, évidemment, les protestants
irlandais. » Gide passait son temps à dire à Wilde qu'il exerçait «
une influence funeste » ; et cela mettait Wilde en rage.
Les êtres immoraux, je l'ai souvent remarqué depuis, ressentent
amèrement les reproches d'ordre moral qu'on leur fait, ce qui est
assez naturel, je pense. Aussi Wilde aimait-il à se venger de Gide en
lui disant des horreurs à faire dresser les cheveux sur la tête de ce
pauvre garçon qui en ce temps était très simple et très naturel. Dès
que Gide montrait qu'il était choqué, Wilde s'emballait. Depuis,
Gide a fait des progrès. Si je ne me trompe, les discours « immoraux
» de Wilde le choquaient vraiment ; et comme il était incapable de
faire la distinction entre les opinions réelles de Wilde et ce qui
n'était chez lui que pose et imagination, il le regardait comme un
monstre d'iniquité.
Quand Wilde sortit de prison, Gide n’eut pas le moindre geste de
sympathie, mais se tint avec prudence loin de lui. Je ne dis pas cela
contre Gide. Au contraire. Je préfère le Gide que j'ai connu alors, le
Gide moralisateur et même un peu puritain, tout au fond, au Gide
auteur de Corydon et de Si le Grain ne Meurt. D'avoir négligé Wilde,
ou de l'avoir évité après la débâcle, ne saurait le discréditer, parce
qu'il n'a jamais été un ami intime de Wilde et que Wilde ne tenait
guère à lui, bien que je ne puisse pas dire qu'il le détestait. Je
regrette d'avoir à détruire la légende que Gide a fabriquée de toutes
pièces ; mais telle est la pure et simple vérité.
L'un de mes grands regrets est d'avoir perdu la longue lettre que
Mallarmé m'écrivit quand je lui envoyai un exemplaire de mes
poèmes que venait de publier le Mercure de France. Il m'en faisait le
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