Rue des Beaux-Arts n° 72 – Juillet/Août/Septembre 2020
le commentateur du côté du fantasme. Qu'est le fantasme, en
effet si ce n'est une mise en scène ou, mieux encore, un tableau,
voire, comme le dit Lacan, un tableau épousant parfaitement le
cadre d'une fenêtre ouverte au point de l'obstruer totalement.
Mais sur quoi cette fenêtre est-elle ouverte ?
Sur du vide, sur le hors-monde, ou plutôt sur l'im-monde, ce
que Lacan appelle « le réel », dans lequel on choit lorsqu'on fait
la traversée interdite, à l'instar de Dorian lorsqu'il fend la toile de
son couteau. Que reste-t-il de lui en effet ? Un corps décomposé,
mieux encore une simple matière, un déchet, et cet état n'est
pas sans annoncer celui de Salomé à la fin de la pièce : après
tout, il ne subsiste d'elle, de son corps à la fois en gloire et en
souffrance, qu'un portrait ovale aux contours délimités par le
bouclier qui l'écrase et fait voler en éclat son visage et sa tête,
juste retour des choses 1. Enfin, on voit, dans ce contexte bien
particulier qui est celui du fantasme, que la question de la
représentation invite aussi à méditer sur ce qui se dissimule
sous la croûte des mots : l'altérité. L'altérité, c'est certes l'autre
en soi, l'autre du modèle, ou l'autre du peintre, c'est aussi
1 On rapprochera, de ce point de vue, la fin de The Picture of Dorian Cray de celle du
Pavillon d'Or de Mishima, telle que l'analyse P.-L. Assoun : « On touche là le coeur du
fantasme : traversée de l'horreur qui permet de la convertir en jouissance, ce qui
permet enfin au sujet de jouir de cet objet qui lui fut interdit de vision, par érotisation
du regard» (Le Pervers et la femme, Paris, Anthropos, 1989, p. 241). On observera par
ailleurs que la fin de Dorian peut s'interpréter de diverses manières, selon que l'on
privilégie une lecture morale ou une analyse cynique de l'œuvre. On dira dans le
premier cas que Dorian est puni pour ses vices et dans le second qu'il est châtié pour
n'avoir su rester jusqu'au bout l'esthète irréprochable qu'il aurait pu être s'il ne s'était
laissé aller à ses passions grossières (la débauche, l'opium, le crime) : « l'être périssable
s'écroule, vaincu, hideux, mais sur la toile resplendit l'immortelle perfection de
l'art » (A.J. Farmer, Le Mouvement esthétique et décadent en Angleterre (1873-1890),
Paris, Champion, 1931, p. 193), de même que les bagues continuent à briller sur les
doigts du cadavre.
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