Faire tache d ’ huile
Par Marie-Hélène Proulx
Karim est un gars assez gentil . Vous savez , le genre à offrir ses bras pour les déménagements , son épaule pour pleurer et ses aptitudes d ’ informaticien un peu bricolées , le temps de faire diversion , le temps que l ’ on retrouve son calme , lorsqu ’ on s ’ apprête à lancer son ordi par la fenêtre ? Il n ’ est pas plus écrivain dans l ’ âme qu ’ informaticien . Mais , comme je lui ai demandé de me rédiger un petit quelque chose , eh bien …
Il m ’ a raconté une vraie histoire d ’ inversion de valises comme on n ’ en voit que dans les films . Alors , je le dis bien haut et bien fort : je connais le gars qui a inspiré la moitié des histoires d ’ espionnage d ’ Hollywood ! Et il a , comme pièce à conviction de ses méfaits , une série de bouteilles d ’ huile d ’ olive et de robes de sa maman kabyle traînées dans la petite valise réservée aux objets essentiels de son ado .
J ’ ose à peine imaginer sa grande fille transformée en bombe à retardement , lorsque la méprise est devenue évidente entre les vêtements de grand-maman et les jeans stylés . Mais le gros du suspense reste à venir …
En fait , Karim , le sage et prévoyant Karim , ne m ’ avait jamais autant dévoilé sa vie avec ses filles . C ’ était , pour ainsi dire , le grand moment de présentation épistolaire . Alors qu ’ il revenait sur les hésitations de sa grande entre les rires et les larmes , j ’ avais l ’ impression que son propre visage alternait entre l ’ éclat de rire et la fierté . Je sentais même un brin d ’ orgueil dans son « elle est étourdie , ma fille aînée », en guise de conclusion , comme si c ’ était la plus belle qualité du monde .
J ’ avais entendu un jour que , lorsque tu commences à rire des sottises de quelqu ’ un , tu devrais te demander si tu n ’ es pas en train de tomber en amour . Lui , il ne commence pas , il est dans l ’ amour jusqu ’ aux oreilles , celui qui doit tenir bon , avec des émotions d ’ ado à la puissance 10 .
Peut-être qu ’ au fond , c ’ est un peu de lui , le raisonnable , dont il est si fier , fier d ’ avoir su baisser les armes et prendre la vie et le tempérament de ses filles comme ils venaient . Fier aussi , on ne sait jamais , d ’ être resté le Karim malgré tout , qui offre son épaule pour pleurer , même aux ados qui la boudent , juste assez longtemps pour qu ’ on puisse se dire arrivés au point où c ’ est du passé .
Quand on se remémore ceux que l ’ on a aimés , ce sont souvent ces moments qui demeurent en tête , bien plus que ceux qui ressemblent à la fin des films américains , toujours un peu pareils . Ils font que notre vie , nos rencontres , sont uniques . Avec d ’ autres , on ne s ’ en serait jamais sorti de la même façon , on n ’ aurait jamais assisté à ces façons incomparables qu ’ ont nos proches d ’ être purement euxmêmes , au naturel .
Ce sont ces moments aussi qui nous laissent espérer que l ’ on ne sera pas non plus qu ’ un astre passager dans l ’ existence , dans la vie de ceux qui donnent du sens à la nôtre . Grâce à ces souvenirs , on se sent déjà en route pour jeter une trace indélébile , comme une bouteille d ’ huile d ’ olive vacillante dans le fond d ’ une vieille valise .
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