La Ca’ Dario
histoire d’un palais maudit
Texte : Noémie Zyla
Photos : Olia&Klod
Méconnu du grand public et redouté des Vénitiens, le Palazzo Dario fait partie des grands mystères qui hantent
Venise, la cité aux milles visages. Entaché par le destin tragique de ses nombreux propriétaires, la Ca’ Dario n’en
reste pas moins un chef d’œuvre d’architecture.
L
’histoire du palais remonte au XVème siècle,
lorsque Giovanni Dario, empereur de la
Sérénissime à Constantinople, se voit offrir
par le Sénat, en reconnaissance des services
exceptionnels rendus à la cité, une demeure sur
le Grand Canal. C’est ainsi qu’en 1487 Giovanni
Dario charge l’architecte Pietro Lombardo de la
construction ou plutôt de la rénovation de l’un des
plus élégants et singuliers palais de Venise.
Situé dans le quartier du Dorsoduro, à l’embouchure
du Rio delle Torreselle et du Campielo Barbaro, le
Palazzo Dario se distingue des autres demeures
du Grand Canal. Si sa façade entièrement faite
de marbre blanc, ses parois latérales ainsi que
l’arrière sont teints en crépi rouge, caractéristique
de l’architecture vénitienne, son asymétrie et sa
structure bancale (due semblerait-il à l’affaissement
d’une partie des pilotis qui soutiennent le palais) lui
confèrent un charme unique. La légende prétend
que Giovanni Dario ait voulu la Ca’Dario à la hauteur
de son égo, une demeure qui impressionne le
monde entier par la préciosité de ses matériaux
et la finesse de sa construction. Certains détails
de la façade rivalisent même avec quelques-unes
des spécificités de la célèbre Basilique Saint Marc
et de l’église Santa Maria dei Miracoli, dont Pietro
Lombardo fut également l’architecte. C’est le cas
des médaillons de marbre polychrome où domine
le serpentin antique et que l’on retrouve sur les
deux bâtiments, construits à la même époque.
Son style gothique vénitien et floral enrichi de
touches style renaissance a séduit nombre d’artistes.
Claude Monet consacra une série de quatre toiles à
la Ca’Dario lors de son voyage dans la Cité des doges
en 1908. Mais celui qui fut probablement le plus
marqué par le palais est l’écrivain et académicien
Henri de Régnier, qui y séjourna en 1899. Dans son
œuvre intitulée La vie vénitienne, le poète français
nous offre une visite guidée de la propriété :
« Des diverses pièces du premier étage, la principale
est une galerie qui occupe en sa longueur toute la
profondeur du Palais. […] Cette galerie se répète à
l'étage au-dessus, où se trouvent la salle à manger
et le salon rose. […] A l'étage supérieur se trouve,
entre autres, la chambre que j'habite, la chambre à
la loggia d'où l'on domine le jardin du Palais. […].
Un mur de brique rouge l'entoure qui le sépare du
Campiello Barbaro. Quelques parterres de fleurs
y accompagnent une tonnelle dont les piliers de
bois ont pour support des femmes engainées
jusqu'au ventre et le torse nu. Elles doivent être
des bacchantes, car elles sont coiffées de pampres
et offrent des visages joyeux et des poitrines
abondantes et généreuses […]. »
Nul doute que La Ca’Dario figure parmi les
plus beaux bijoux de Venise. Pourtant, celle-ci
souffre depuis des siècles d’une bien mauvaise
réputation auprès des Vénitiens. Et pour cause, le
palais porterait malheur à ceux qui le possèdent.
La malédiction de la Ca’Dario commence avec
Giovanni Dario, qui décida d’y installer sa fille
Marietta et son beau-fils, Vincenzo Barbaro. Peu de
temps après la mort du propriétaire, Vincenzo vit
ses affaires se dégrader jusqu’à la faillite. Devenu
fou de désespoir, il emmura vivante Marietta et se
donna la mort en 1515. À la suite de ce tragique
épisode, la Ca’Dario resta dans la famille Barbaro
jusqu’au XVIIIème siècle sans qu’aucune goutte de
sang n’y soit versée.
Cependant, dès le début du XIXème siècle, le
malheur s’abat à nouveau sur les occupants du
palais. Les morts violentes et les faillites financières
se succèdent jusqu’à l’année 2005, date du rachat
du palais par son dernier et actuel propriétaire. On
se souviendra surtout de Rawdon Lubbock Brown
qui mit fin à ses jours dans le palais, du compte
Filippo Giordano delle Lanze retrouvé mort dans les
années 70, assassiné par son majordome et amant, 79
du mystérieux décès de Christopher Lambert,
manager du groupe The Who et des faillites de
l’homme d’affaires vénitien Fabrizio Ferrari et du
financier Raul Gardini.
Face à cette longue liste de destins tragiques,
plusieurs thèses ont été avancées. Certains
prétendent que le palais a été construit sur un
ossuaire de templiers et que les esprits hantent
la demeure. Toutefois l’indice le plus troublant se
trouve sur la façade de Palazzo Dario où l’on peur
lire cette inscription en latin gravée dans le marbre
« Urbis Genio Joannes Darius » (traduit en français
par « Giovanni Dario au génie de la ville) et dont
l’anagramme « Sub ruina insidiosa genero » avise
les visiteurs que « celui qui habitera ces lieux ira à
sa ruine ». Superstition ou réalité, la Ca’Dario et ses
secrets ne cessent de fasciner !
1. La façade légèrement
bancale du Palazzo