Tentations
D
ès qu’on y pénètre, on est immergé dans ce
que l’on nomme les souks, le cœur commerçant
de la médina. Difficile de décrire ces lieux obscurs
et colorés à la fois qui vous troublent et vous éblouissent, et
même si avec le temps ils vous deviennent familiers, il faut
sans cesse s’y attarder et chercher plus loin que la première
image. Plus loin que le ressenti immédiat.
Les souks, ce sont des odeurs avant tout.
Celles du cuir, du cuivre, de l’encens, des parfums multicolores
et des huiles essentielles, de l’eau de rose et de géranium au
fond de bouteilles ventrues recouvertes de broderies, de la
laine des tapis, des peaux de mouton, du thé, des épices, des
pâtisseries. Les souks, ce sont aussi les couleurs.
Le rouge fatigué des mergoums accrochés aux murs ou
entassés auprès d’un vendeur qui somnole. Les autres rouges
plus vifs qui se marient à l’or et l’argent de tissus précieux. Les
corbeilles de soie nacrée, la dentelle des mariages, les fleurs
d’argent et d’ambre noir au parfum entêtant, les ruelles
sombres, les impasses, la promiscuité, l’ambiance parfois
électrique qui donne à croire qu’il se passe quelque chose qui
vous échappe.
Les souks, ce sont les cris, les frôlements, les interpellations
des marchands qui tentent de vous vendre leurs articles par
tous les moyens, les bousculades, les sourires complices, les
musiques qui s’échappent des fenêtres ou des magasins,
la voix d’Oum Kalthoum qui pleure toujours quelque part
derrière les murs de pierre tandis que le flow de rappeurs
anime les boutiques tenues par de jeunes gens.
Oui, des souks contrastés, bradés, brûlants, brutes à la fois.
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Puis, doucement, le bruit s’amenuise, les ruelles deviennent
moins commerçantes, se vident. Débute alors le voyage
initiatique au cœur de la médina... une médina qui commence
à voir le jour en 698 autour de la mosquée Zitouna et qui, de
toutes les médinas d’Afrique du Nord, reste la mieux conservée
puisqu’elle n’a subi aucun dégât ou transformation radicale.
Étrange déambulation que vous allez engager avec au cœur
et aux yeux le sentiment de rentrer dans un conte oriental,
même si le mot oriental ne convient guère à la Tunisie, mais
les rêves soyeux ou exaltés de l’Orient sont tenaces et vous avez
une pensée pour tous ces grands auteurs ou artistes peintres
qui firent découvrir le Maghreb à l’Europe. Vous côtoyez le
fantôme de Gide, vous rencontrez l’œuvre de R oubtzoff.
Le rêve s’installe définitivement avec les portes, hautes, riches
en couleurs et en symboles. La plupart d’entre elles offrent
deux battants sertis d’une arcade en pierre surmontée d’un
arc brisé, lui-même enchâssé entre deux colonnes de marbre.
Ces portes imposantes et souvent décorées de clous noirs
et d’un battant de bronze en forme de main refermée pour
toquer sont munies d’un portillon plus modeste pour l’usage
quotidien des habitants et des visiteurs. Chacune de ces
portes fermées sur des secrets de famille aiguise la curiosité,
mais incite aussi à la discrétion, à la retenue. Secrets innocents
ou terribles. L’intime comme passeport!
Si vous avez la chance d’être l’invité de ces lieux, vous
pénétrerez d’abord dans la skiffa, autrement dit le vestibule qui
ouvre progressivement sur le patio autour duquel s’articulent
les pièces. Une fois encore, vous serez surpris d’y rencontrer un
espace de vie apparemment sobre, tant les patios, même s’ils
s’ornent parfois d’une fontaine et de quelques lauriers roses
ou bougainvilliers, sont souvent austères, voire monacaux,
nés d’une géométrie et de volumes apaisants. Ne vous y fiez
pas, les appartements tout autour regorgent d’un mobilier
souvent très riche où les étoffes rares, l’or et l’argent scintillent
à l’ombre des contrevents, où les canapés profonds baignés
des parfums lourds des vapeurs de narguilés incitent à la
paresse. Puis enfin, vous accédez aux terrasses qui s’ouvrent
sur toute la ville et où le linge claque au vent tiède. Vertige
d’un monde safran et craie brûlé par le soleil.
Et la promenade dans la médina se poursuit. Vous vous perdez
ainsi au fond de ruelles pavées de marbre qui serpentent
au milieu de clairs-obscurs troués des lumières crues qui
plongent à ciel ouvert. Vous rencontrez des chats, des femmes
en habit chatoyant qui entrent vite à l’intérieur des maisons
à votre passage et des enfants aux yeux de sureau qui vous
sourient.
Vous êtes dans la médina de Tunis.
Vous êtes l’hôte des rêves qu’elle fait naître.
Dar Othman, magnifique patio avec jardin, l'un des plus subtils
palais de la Médina de Tunis
Photo: Pol Guillard