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ARTS
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Jan Fabre,
la vérité du corps
Par Emmanuel Abela
Photo Stefan Van Fleteren
Depuis toujours,
le corps fascine
l’artiste. En digne
héritier des pionniers
de la performance,
le plasticien,
chorégraphe et
metteur en scène
belge Jan Fabre
l’éprouve pour mieux
l’affranchir.
D
ans le domaine des arts, la
question du corps comme
matériau s’est posée au cours
du XX e comme elle ne s’était
jamais posée auparavant. Bien sûr, dans
le domaine du théâtre ou de la danse, elle
apparaissait comme une évidence bien
avant que l’interrogation sur ses enjeux
propres ne naisse dans la sphère artis-
tique. Qu’il soit éprouvé ou magnifié, le
corps apparaissait dans toute sa splen-
deur aussi bien dans l’Antiquité qu’à la
Renaissance ou à l’époque baroque. Les
grands maîtres poussaient les limites
de sa dimension charnelle, légitimés
en cela par le mystère de l’Incarnation.
Dieu s’est fait chair, et si la chair reste
l’objet d’interdit, sa représentation sus-
cite la surenchère : Pierre Paul Rubens,
Diego Velàzquez, Gustave Courbet et
bien d’autres jouent sur les carnations
au point de nous les rendre tangibles,
palpables. Avec bien sûr toute la charge
érotique qu’on peut leur associer. Figures
mythologiques, scènes bibliques, corps
nu de la femme, le corps est omniprésent,
même s’il garde toute sa force de suspi-
cion populaire – les regards se détournent
parfois –, et naturellement de défiance.
Les avant-gardes vont l’émanciper dans
le domaine de la peinture tout d’abord
– on pense notamment aux expériences
formelles menées par Gustav Klimt ou
Egon Schiele –, avant de voir ce corps ap-
proprié par l’artiste d’une toute nouvelle
manière par le biais de la performance ar-
tistique. Une évolution que le philosophe
Friedrich Nietzsche pressentait très tôt
lorsqu’il formulait l’idée de l’« homme »
non plus « artiste », mais « œuvre d’art »
à part entière. « Ici se pétrit l’argile la plus
noble, précisait-il, se sculpte le marbre le
plus précieux : l’homme lui-même… ». Ce
à quoi Alain Bashung répondit dans son
chef d’œuvre Fantaisie Militaire : « Entre
tes doigts l’argile prend forme / L’homme
de demain sera hors-norme / Un peu de
glaise avant la fournaise / Qui me durcira
[…] Malaxe / Le cœur de l’automate /
Malaxe / Malaxe / Les omoplates / Malaxe /
Le thorax ».
En effet, le corps fait œuvre dans les hap-
penings dans les années 60. Il se libère.
Avec humour quand il s’agit des events
organisés par les membres du groupe in-
ternational néo-dada Fluxus ou les Nou-
veaux Réalistes comme Jean Tinguely,
Niki de Saint Phalle et Yves Klein dont la
démarche trouve sans doute son apogée
dans sa tentative de représenter la chair ;
avec beaucoup plus de gravité cependant
– et parfois même avec une extrême vio-
lence ! – quand il s’agit des actionnistes
viennois… Et aujourd’hui, où l’on croit fi-
nalement être revenu de tout ou avoir tout
vu, il reste un objet délicat qui peut encore
susciter de vrais scandales, même si une
certaine complaisance veut que la nudité
soit de mise à tous les endroits. Jan Fabre
est bien placé pour le savoir, lui qui n’a eu
de cesse que d’explorer l’infini des pos-
sibilités offertes par le corps justement.
Jan Fabre donc, qu’il est de bon de temps
de qualifier d’inclassable tant sa pratique
semble éclatée entre danse, mise en scène
de théâtre, mais aussi dessin et sculpture.
Né en Belgique, en 1958, il ne fait que vivre
avec son temps – et ça n’enlève rien à son
brio – dans un esprit de total décloison-
nement. Celui qui fit ses études à l’école
des arts décoratifs et à l’Académie des
beaux arts d’Anvers et qui s’initia dès
1976 à l’art de la performance ne cherche
en définitive qu’une chose : donner forme,
y compris en émancipant la matière par
le mouvement. Dès les années 80, il sus-
cite de vives polémiques dans sa manière
d’intégrer à ses pièces mêlant théâtre et
danse des images considérées comme
choquantes. Images crues, corps dénudés
et fortement sexualisés, allusions sca-
tologiques et violentes, tout contribue à