Magazine Kraemer KRAEMER MAGAZINE 07 | Page 42

42 ARTS 43 Jan Fabre, la vérité du corps Par Emmanuel Abela Photo Stefan Van Fleteren Depuis toujours, le corps fascine l’artiste. En digne héritier des pionniers de la performance, le plasticien, chorégraphe et metteur en scène belge Jan Fabre l’éprouve pour mieux l’affranchir. D ans le domaine des arts, la question du corps comme matériau s’est posée au cours du XX e comme elle ne s’était jamais posée auparavant. Bien sûr, dans le domaine du théâtre ou de la danse, elle apparaissait comme une évidence bien avant que l’interrogation sur ses enjeux propres ne naisse dans la sphère artis- tique. Qu’il soit éprouvé ou magnifié, le corps apparaissait dans toute sa splen- deur aussi bien dans l’Antiquité qu’à la Renaissance ou à l’époque baroque. Les grands maîtres poussaient les limites de sa dimension charnelle, légitimés en cela par le mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait chair, et si la chair reste l’objet d’interdit, sa représentation sus- cite la surenchère : Pierre Paul Rubens, Diego Velàzquez, Gustave Courbet et bien d’autres jouent sur les carnations au point de nous les rendre tangibles, palpables. Avec bien sûr toute la charge érotique qu’on peut leur associer. Figures mythologiques, scènes bibliques, corps nu de la femme, le corps est omniprésent, même s’il garde toute sa force de suspi- cion populaire – les regards se détournent parfois  –, et naturellement de défiance. Les avant-gardes vont l’émanciper dans le domaine de la peinture tout d’abord – on pense notamment aux expériences formelles menées par Gustav Klimt ou Egon Schiele –, avant de voir ce corps ap- proprié par l’artiste d’une toute nouvelle manière par le biais de la performance ar- tistique. Une évolution que le philosophe Friedrich Nietzsche pressentait très tôt lorsqu’il formulait l’idée de l’« homme » non plus « artiste », mais « œuvre d’art » à part entière. « Ici se pétrit l’argile la plus noble, précisait-il, se sculpte le marbre le plus précieux : l’homme lui-même… ». Ce à quoi Alain Bashung répondit dans son chef d’œuvre Fantaisie Militaire : « Entre tes doigts l’argile prend forme / L’homme de demain sera hors-norme / Un peu de glaise avant la fournaise / Qui me durcira […] Malaxe / Le cœur de l’automate / Malaxe / Malaxe / Les omoplates / Malaxe / Le thorax ». En effet, le corps fait œuvre dans les hap- penings dans les années 60. Il se libère. Avec humour quand il s’agit des events organisés par les membres du groupe in- ternational néo-dada Fluxus ou les Nou- veaux Réalistes comme Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle et Yves Klein dont la démarche trouve sans doute son apogée dans sa tentative de représenter la chair ; avec beaucoup plus de gravité cependant – et parfois même avec une extrême vio- lence ! – quand il s’agit des actionnistes viennois… Et aujourd’hui, où l’on croit fi- nalement être revenu de tout ou avoir tout vu, il reste un objet délicat qui peut encore susciter de vrais scandales, même si une certaine complaisance veut que la nudité soit de mise à tous les endroits. Jan Fabre est bien placé pour le savoir, lui qui n’a eu de cesse que d’explorer l’infini des pos- sibilités offertes par le corps justement. Jan Fabre donc, qu’il est de bon de temps de qualifier d’inclassable tant sa pratique semble éclatée entre danse, mise en scène de théâtre, mais aussi dessin et sculpture. Né en Belgique, en 1958, il ne fait que vivre avec son temps – et ça n’enlève rien à son brio – dans un esprit de total décloison- nement. Celui qui fit ses études à l’école des arts décoratifs et à l’Académie des beaux arts d’Anvers et qui s’initia dès 1976 à l’art de la performance ne cherche en définitive qu’une chose : donner forme, y compris en émancipant la matière par le mouvement. Dès les années 80, il sus- cite de vives polémiques dans sa manière d’intégrer à ses pièces mêlant théâtre et danse des images considérées comme choquantes. Images crues, corps dénudés et fortement sexualisés, allusions sca- tologiques et violentes, tout contribue à